7
« L’espérance est chose emplumée »
Tout autour d’Emily, les Feuilles chuchotaient, telles des Femmes échangeant des Confidences Exclusives.
Et comme Emily était aussi une femme, elle comprenait ce qu’elles disaient.
Il te reste fidèle. Il est là si tu veux de lui.
Le cur léger comme un duvet, Emily pivota sur ses talons.
Deux fois plus grand que nature, Walt Whitman était là, turbulent, bien en chair, sensuel, chantre de lui-même... un cosmos.
La différence entre se souvenir de lui et le voir réellement était aussi grande qu’entre le Vin dans le Pichet et le Vin dans la Bouche.
Whitman, ses joues barbues toutes plissées, tourna vers les deux femmes un visage rayonnant.
— Je suis content de vous voir dehors, Emily. Et vous aussi, Miss Lavinia. Les plis mêmes de vos vêtements, à toutes deux, votre élégance, tandis que je vous regardais passer dans la rue et, tout spécialement, les contours de vos silhouettes, de la tête aux pieds, m’ont inspiré d’une façon délirante.
Hébétée, Vinnie ouvrit la bouche, la referma, puis l’ouvrit de nouveau.
— Ça alors, je n’ai jamais... ! Emily, tu connais le chemin, tu peux rentrer seule à la maison !
Et sur cette sortie, la sur d’Emily s’en alla, balançant son panier à provisions comme une matraque.
Walt était tout déconfit.
— J’ai peur d’avoir offensé votre sur. Je vous en prie, Emily, pardonnez-moi. Ce genre de chose m’arrive tout le temps. J’oublie que les autres ne sont pas aussi spontanés ni aussi libres que Walt Whitman.
— Oh, ne croyez pas une minute à son indignation, Walt. Au fond, elle est ravie, j’en suis certaine. C’est seulement qu’elle ne peut pas le montrer ouvertement. Moi-même, j’aurais pu partir ainsi, il y a quelques jours, en simulant une vexation que les convenances exigent.
Walt posa une main présomptueuse sur l’épaule d’Emily.
— J’ai senti aujourd’hui, dès que je vous ai vue, qu’un changement déjà entamé, commencé en vous il y a longtemps, était maintenant presque achevé. Je suis heureux d’y avoir pris part, si peu que ce fût.
Pour une fois, Emily choisit de ne pas gâcher sa confiance nouvelle en l’analysant minutieusement. Elle se rapprocha de Walt afin que son bras bronzé se glisse tout entier autour de ses épaules. Se sentant protégée par cette étreinte, elle y puisa plus d’assurance.
— Allons voir ce que mon frère et sa bande sont en train de mijoter.
— C’est exactement ce que j’étais moi-même enclin à faire.
Walt et Emily marchèrent jusqu’à la goélette sur roues. À l’ombre de sa proue élevée, Austin, Sutton, Davis et Crookes ouvraient avec un levier le couvercle d’une caisse qui venait de leur être livrée sur la charrette d’un commerçant du coin. Repérant le duo, les travailleurs s’arrêtèrent. Sutton héla joyeusement Walt, Austin jeta un regard furieux et suspicieux sur le comportement compromettant de sa sur. Davis et Crookes, après les avoir salués d’un bref hochement de tête, s’attaquèrent de nouveau au couvercle.
— Qu’avons-nous là, Hen ? demanda Walt.
Crookes répondit pour lui en ahanant.
— Ce sont les tubes idéoplastiques. Il faut les caler dans leurs râteliers, qui sont déjà à bord, et les mettre en circuit. Nous serons alors prêts à partir. Peut-être dès demain.
Le bois craqua, les clous grincèrent et le couvercle de la grande caisse céda. Les hommes le posèrent par terre et Emily regarda avec curiosité à l’intérieur.
Une douzaine de tubes de Crookes, remplis d’une substance grise aux contours vagues qui tournoyait et ondulait comme un Petit Frère dans l’herbe, étaient nichés dans la paille en couches successives.
Emily, la poitrine serrée, le souffle court, Glacée jusqu’à la Mlle, dit :
— Walt... je ne me sens pas bien. Pouvons-nous partir ?
Crookes manifesta peu de sympathie pour la détresse d’Emily.
— Allez-y. À quatre, nous pourrons très facilement monter ces fioles électro-spirituelles. Aidé par cette dame, Walt, vous pourriez peut-être vous occuper des autruches ? C’est plus dans vos cordes, avec tout ce que vous racontez sur l’amour des oiseaux et des babouins.
Apparemment, Walt ne se vexa pas de cet affront à demi voilé.
— C’est une merveilleuse suggestion. Venez, Emily... Allons rendre visite à nos amis emplumés afin d’étudier leurs objectifs ailés.
Quand ils arrivèrent à la limite du Pré communal, Emily se sentit mieux. Elle chercha à expliquer ce qui lui était arrivé, ne souhaitant pas que Walt la prenne pour une vieille fille timorée.
— La vue de cette matière spirite visqueuse m’a étrangement affectée, Walt. L’idée qu’elle était sortie de l’adipeuse forme corporelle de madame Sélavy... C’était trop pour moi, je le crains.
— Je me souviens que, moi aussi, je me suis senti quelque peu démonté la première fois où j’ai assisté à une matérialisation. Mais ce genre de sensations passent, quand on se rend compte que rien de ce qui arrive sur cette terre n’est anormal. Tout est bien à sa place, et il n’y a rien qui ne soit à sa place.
Le fait que Walt reconnaissait avec insouciance avoir assisté à une émission d’idéoplasme réveilla chez Emily toute la répugnance qu’elle avait éprouvée en apprenant les murs légères de madame Sélavy. Elle se raidit, s’arrêta, se dégagea doucement de l’enlacement de Walt et se retourna pour l’affronter.
— Je suppose que vous ne trouvez pas immoral le fait que l’on puisse traire cette catin comme si elle était une holstein primée ! Sans doute avez-vous assez souvent tiré jouissance vous-même d’un acte si scandaleux ! C’est un comportement de... de... de Mormon !
Walt soupira et, tout en sachant qu’elle avait raison, Emily s’attrista de l’avoir blessé. Le sourire patient qui suivit la réconforta un peu.
— Les principes moraux. J’espérais que vous aviez dépassé d’aussi mesquines conceptions, Emily. Est-elle morale la mer, ou la rainette ? Est-ce que le mûrier des haies est moral ? La morale est le fléau des petits esprits, pour paraphraser mon ami Emerson. Je mange simplement ce qui se trouve dans mon assiette, sans recourir à la louange ou au blâme, aux remerciements ou aux malédictions. La vie est bien mieux vécue de cette façon. Et quant à nos pauvres amis tellement traqués de Salt Lake... Qui peut dire que leurs murs ne sont pas aussi bien – ou meilleures – que les nôtres ? C’est plus naturel, au moins. Un unique étalon n’excite-t-il pas plusieurs juments ? Mais si cela peut mettre votre esprit en paix, je suis heureux de pouvoir vous assurer que je n’ai, moi-même, jamais aidé madame Sélavy à, euh, à former ses éjections. Cette tâche revient à Davis et au professeur.
Les paroles de Walt laissèrent Emily à la fois chagrinée et soulagée, embarrassée et rassurée. Elle était contente qu’il n’ait pas personnellement participé aux matérialisations ; cependant, la manière cavalière dont il traitait les convenances était difficile à avaler pour une femme qui – bien qu’indépendante – avait été soumise toute sa vie à la contamination des petits esprits d’Amherst.
À la fin, Emily laissa son penchant pour Whitman l’emporter. C’était un Poète, et l’on ne pouvait donc pas le juger selon les normes habituelles.
Ils reprirent leur marche, couvrant en silence la distance qui les séparait d’Evergreens. Traversant le terrain luxuriant, ils arrivèrent à l’enclos des autruches. Les énormes oiseaux se pressèrent contre la clôture pour accueillir Whitman qui réagit en les caressant affectueusement.
— Je crois que je pourrais aller vivre avec les animaux, dit-il, ils sont si placides et si réservés. Ils ne s’échinent pas à travailler et ne gémissent pas sur leur sort. Ils ne restent pas éveillés la nuit et ne pleurent pas sur leurs péchés. Et surtout, ils ne m’écurent pas à discuter leur devoir envers Dieu !
Ses sentiments correspondaient tellement avec ceux d’Emily – elle qui s’était souvent imaginée abeille ou araignée – qu’elle laissa couler, en silence, une larme de joie. Quand elle retrouva la voix, elle demanda à son compagnon :
— Walt, je ne comprends toujours pas quel rôle ces splendides volatiles jouent dans cette expédition.
— Vous n’ignorez pas que la force motrice que nous utiliserons pour ouvrir une brèche dans les dimensions vient de l’élément miracle, l’électricité, et en particulier, d’une batterie de piles voltaïques ?
— Oui, je le sais.
— Eh bien, les piles ne contiennent qu’une unique charge – assez, peut-être, pour nous envoyer au Pays de l’Éternel Été, mais pas pour en revenir. Il faut constamment les recharger, au moyen d’un générateur alimenté par une trépigneuse. Les autruches serviront à cela.
— Mais pourquoi des animaux aussi exotiques ? Certainement qu’un ou deux chevaux auraient aussi bien fait l’affaire...
— Telles ont été les instructions de la Princesse Nuage Rose, le guide spirituel de madame Sélavy. Le fantôme nous a informés que l’autruche était le seul animal qui convenait psychiquement pour effectuer le passage avec nous vers le monde des esprits. Il y a quelque chose de particulièrement éthéré chez elle.
— Cela ne m’étonne pas, déclara Emily. Il suffit de les regarder !
— Elles sont belles, n’est-ce pas ? Je leur ai toutes donné le nom d’un personnage féminin de mes opéras favoris, car certaines qualités qu’elles possèdent me rappellent ces prima donna. Miss Dickinson, dit Walt en prenant un air compassé, puis-je vous présenter à ces dames ? Voici Donna Anna et Zerlina, Marguerite et Eisa, Lucia et Alis, Barbarina, Violetta, Norma, Gilda et Magdalena.
Emily fit la révérence.
— Ravie de faire votre connaissance.
Tous deux éclatèrent alors de rire, celui réprimé d’Emily montant graduellement jusqu’à rivaliser avec le rugissement de Walt. Ils durent faire retraite vers un banc qui encerclait le tronc d’un grand orme rameux, jusqu’à ce que l’accès d’hilarité partagée ait pris fin.
Lorsque Emily put parler de nouveau, elle dit :
— Mon cher Walt, je sais pourquoi mon frère, Davis et Crookes participent à cette expédition. Mais vous, quelles sont vos raisons ? Et qu’en est-il de votre compagnon, Henry ?
Walt toussota, puis déclara avec un certain manque de sincérité, estima Emily :
— Ah, Hen, c’est un garçon merveilleux. Il s’en est vraiment bien tiré, quand on pense qu’il est orphelin et n’a reçu qu’une éducation très sommaire. Nous avons travaillé ensemble au Brooklyn Eagle, et cela fait plus de dix ans que nous nous connaissons. Il était apprenti imprimeur et moi chroniqueur, mais nous n’avons jamais laissé cela se mettre entre nous. Nous avons toujours été les meilleurs amis du monde. Il y a une quantité rare d’adhésivité entre nous et il est ici, simplement parce que j’apprécie sa compagnie.
Emily reconnut dans le mot «adhésivité » le terme phrénologique désignant l’affection mutuelle de deux hommes. Elle pouvait ajouter foi à cette déclaration, ayant noté les regards affectueux qu’ils échangeaient.
— Cela explique la présence de Henry. Mais la vôtre ?
Walt lui prit les mains, comme il l’avait fait lors de leur premier tête-à-tête[58].
— Emily, ce que je vais vous confesser, je ne l’ai révélé à personne d’autre. On pense que je viens seulement pour acquérir une sagesse qui enrichira ma poésie. Après tout, quel poète, gagnant le pain qu’il mange, refuserait de s’embarquer dans un voyage qui va sonder l’autre monde ?
Emily ressentit un pincement au cur, comme si Walt critiquait son propre manque d’enthousiasme pour l’expédition.
Inconscient de cette réaction, Walt poursuivit.
— Et en un sens, ce n’est pas faux. Après tout, j’ai le devoir de rendre mes chants aussi véridiques et aussi parfaits que possible. Notre pays, Emily, le glorieux poème connu sous le nom d’Amérique, entre dans une ère périlleuse. Je peux humer cela dans toutes les brises venues des États du Sud, si vous comprenez ce que je veux dire. Et mes chants doivent être forts, pour aider l’Amérique à traverser ces temps de malheur.
« Mais j’ai une autre raison, plus personnelle, pour vouloir visiter le Pays de l’Éternel Été.
«Vous comprenez, j’ai besoin de parler à mon père.
Walt se tut et respira à fond avant de reprendre.
— Mon père est mort la semaine même où fut publiée la première édition de mes Feuilles d’herbe. Il n’a jamais vu ce livre, il n’a pas pu constater que j’avais fait quelque chose de ma vie. C’était un homme fruste, qui mesurait le succès à l’aune de sa condition de charpentier, et j’ai été une sorte de déception pour lui. Pas pour ma chère mère... Non, elle a toujours eu foi en son fils favori ; elle vit encore et ce que je fais lui plaît. Mais mon père... Bon, il suffit de dire qu’il reste des problèmes non résolus entre nous, et que si je pouvais lui parler de nouveau, je devrais mieux vivre ma vie et mieux chanter mes poèmes. Vous comprenez, Emily ?
Tous manques d’égard oubliés, elle se sentit prise de vertige. Une angoisse extatique courut dans ses veines. Elle aurait dû savoir que Walt ne pouvait pas se lier avec le Voyant de Poughkeepsie et son entourage pour des motifs infâmes, pas plus que son frère d’ailleurs.
Lui jetant les bras autour du cou, Emily s’exclama :
— Oh, Walt ! Moi qui n’ai jamais eu un père ou une mère que je puisse vraiment aimer, des parents vers lesquels on pourrait se tourner pour qu’ils sympathisent mieux que quiconque avec vous ! Je vous en prie, je vous en supplie, pardonnez-moi d’avoir été d’une curiosité aussi impertinente !
— Ce n’est pas à moi à vous pardonner, ce n’est même pas nécessaire. Mais je le fais tout de même.
Électrisée par ses paroles, et par sa proximité sauvage, suante, aromatique, Emily ferma les yeux et attendit, pleine d’espoir.
À cet instant même, elle entendit des pas approcher.
Walt et elle se séparèrent en toute hâte et se levèrent.
Ce n’était que le jeune Sutton.
— Walt, le prof dit qu’i’faut réveiller gentiment la gitane. I’s ont décidé d’tenir une séhanse ce soir !
8
« L’esprit méprise la poussière »
La timidité paralysante d’Emily l’avait empêchée d’assister à l’une des Noctes Ambrosiana de Sue Gilbert Dickinson, où la crème d’Amherst et la haute société de Boston venue lui rendre visite avaient coutume de s’ébattre gaiement. Elle ne partageait l’excitation de ces fêtes[59] que par les articles découpés dans le Boston Transcript et collés dans son album – en compagnie de panégyriques journalistiques, de dissertations sur la nature et de petites histoires drôles.
Mais elle se dit que si splendides et passionnantes qu’aient été ces soirées, aucune n’aurait pu être comparée à la tension et à l’excitation produites maintenant par les équipements, l’atmosphère et les espérances étranges du salon d’Evergreens totalement métamorphosé.
Les lourdes tentures rouge sang avaient été tirées pour abolir tout vestige de clair de lune – et une grande partie des bruits nocturnes naturels. Des signes cabalistiques en papier découpé avaient été fixés aux murs par des épingles de couleur. Avant de quitter la pièce, Davis leur avait assuré que le cône qui se consumait dans une soucoupe en parfumant l’air de mystère païen était de «l’authentique encens hindou ». Le seul éclairage venait de deux grosses bougies d’une blancheur cadavérique.
On avait presque l’impression de ne plus être en Nouvelle-Anglerre !
Une desserte peu solide faisait office de support principal. Autour se pressaient sept sièges, dont cinq étaient occupés : d’un côté, il y avait Emily, à sa gauche, Walt ; dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du chantre de Mannhatta, Sutton, Austin et Crookes. Les deux chaises vides se trouvaient entre ce dernier personnage et Emily.
Sous la table, les genoux se pressaient en une intimité qu’on aurait pu considérer comme très indécente, si leurs buts n’avaient pas été strictement scientifiques.
Emily sentait une étrangeté dans l’air, qui concordait avec ces rares moments solitaires où elle avait saisi que le voile entre les vivants et les morts était plus mince que la plupart des gens ne le soupçonnaient.
De ceux qu’on lui arrache, l’Âme est proche
À des moments choisis...
Les Formes par nous ensevelies, résident,
Familières, dans les Chambres
Nullement ternies par le Sépulcre,
Le Terreux Compagnon vient
Vêtu de la même Veste si longtemps
Boutonnée dans la Glaise,
Des matins d’antan – de nos jeux Enfantins –
Un monde nous divise
Disposée par ces prémonitions à surmonter son dégoût naturel pour madame Sélavy et à accorder à la mystique française tout le bénéfice du doute possible jusqu’au dernier test, Emily attendit patiemment que le médium et son mentor fassent leur apparition, » se souvenant que si sa très chère Elizabeth Barrett endurait de telles sottises, elle aussi le pouvait.
Cependant, tous les participants ne se montraient pas aussi accommodants.
— Quelle foutue manière de régler une question scientifique ! explosa le Pr Crookes après quelques instants de douloureux tortillements.
Une altercation s’était élevée entre Davis et lui, concernant l’emplacement exact des tubes idéoplastiques à bord du navire. Davis avait soutenu qu’il fallait les disposer en pentagramme rituel, alors que Crookes avait opté pour une disposition euclidienne qui pourrait projeter leur force symétriquement. Pour finir, les adversaires avaient accepté de s’en remettre à l’arbitrage du monde des esprits – mais Crookes semblait maintenant regretter sa décision.
Cependant, avant que le naturaliste ait pu exprimer un peu plus sa mauvaise humeur, la porte s’ouvrit, le Voyant de Poughkeepsie et madame Sélavy entrèrent.
Davis portait son costume habituel et ses lunettes, mais il était coiffé d’un turban de satin cramoisi aux extrémités rattachées par une grande broche en strass. Aux yeux d’Emily, cette coiffure ressemblait d’une manière tout à fait louche à une écharpe de dame qu’elle avait vue dans les pages de All The Year Round consacrées à la mode. Pieds et bras nus, madame Sélavy était revêtue d’une robe de mousseline blanche fluide et ample. À voir comme son abondante chair tremblotait en dessous, elle avait apparemment abandonné tous soutiens et corsets – le mieux, peut-être, pour laisser l’idéoplasme circuler...
Davis leva les mains en un geste de bénédiction.
— Au cours d’une méditation, madame Sélavy a mis sa psyché en harmonie avec les forces d’en haut. Maintenant, elle est prête à ruisseler ! Au nom d’Asar-Un-Nefer et de Sekhet, d’Alampis et de Kobah, de Bélial et d’Ishva-devata, que les portes s’ouvrent toutes grandes !
Madame Sélavy prit place au haut de la table, à droite d’Emily. Pendant ce temps, Davis érigea un écran en parchemin devant les deux bougies, plongeant la pièce dans une pénombre encore plus dense. Puis il s’empara de la dernière chaise inoccupée, entre Crookes et le médium.
— Je vous en prie, prenez-vous par la main et cherchez à calmer et à ouvrir votre esprit. Les fantômes sont extrêmement sensibles aux sentiments négatifs. Et souvenez-vous – sous aucun prétexte vous ne devez rompre la chaîne avant que la séance soit officiellement terminée ! Je ne peux pas être tenu pour responsable de ce qui pourrait survenir si vous le faisiez.
Emily pensa que Davis lui avait jeté un regard mauvais en parlant de «sentiments négatifs ». Mais l’ombre était trop épaisse pour qu’elle en fût certaine.
En tout cas, elle exécuta ce qu’on lui ordonnait : de la main gauche, elle prit la grosse patte de Walt ; elle offrit sa main droite à l’étreinte grasse et moite de madame Sélavy.
Dès que le cercle fut formé, un vent venu de nulle part parut se lever, faisant frémir la flamme des bougies. Sur le visage de madame Sélavy se peignit une expression de tension torturée. Emily vit la sueur perler sur sa lèvre supérieure moustachue.
Une série de coups forts retentit soudain, venant d’un coin éloigné du salon ! En même temps, la table s’agita et rua comme une pouliche cabriolant, bien qu’il n’y eût aucune intervention matérielle apparente.
Davis dit à voix basse :
— L’esprit guide, ou épipsychidion, pénètre maintenant dans le corps de madame Sélavy.
Les yeux du médium se révulsèrent, ne montrant plus que le blanc. Puis, d’une voix haut perchée de petite fille, différente de son timbre grave habituel, elle parla.
— Pourquoi Grand Chef Davis appelle Petit Nuage Rose ?
— Princesse Nuage Rose ! Comme nous vous sommes reconnaissants de bien vouloir nous contacter ! Nous savons quel effort cela représente pour vous d’abandonner les splendeurs du Pays de l’Éternel Été pour nous parler à nous, simples mortels...
Crookes l’interrompit.
— Mettez fin à vos pitreries spectrales ! Questionnez-la sur les tubes !
Cette intervention ne perturba pas Davis.
— Princesse Nuage Rose, mon ami, bien que brutal, a mis en lumière l’objet de notre réunion. Nous avons besoin de savoir comment disposer convenablement les récipients idéoplastiques sur notre vaisseau. Auriez-vous l’obligeance de nous instruire ?
Il y eut une pause. Puis :
— Ugh ! C’est difficile à voir... Attendez ! Faire le sceau sacré. Mais mettre aussi des tubes en haut et en bas, pour couvrir grand canoë comme peau de buffalo du chef couvre sol de son tipi.
— Ho, ho ! ricana Crookes, mais ce compromis parut l’apaiser.
— Merci, Princesse. Vous pouvez partir maintenant...
— Attendez !
C’était Austin. Emily grimaça en voyant le visage de son frère se tordre de chagrin.
— Je vous en prie, pouvez-vous me transmettre un message de mes enfants non nés ? Savent-ils que je viens pour les contacter ?
— Les tout-petits que vilaine squaw a tués attendent leur père dans heureux terrains de chasse.
Des larmes coulèrent sur les joues d’Austin.
— Merci, Princesse, merci...
Durcissant son cur pour ne pas partager le chagrin d’Austin, Emily prit la parole selon un plan qu’elle avait élaboré en secret et caché à tous, même à Walt.
— J’ai aussi une question à poser à l’esprit, si c’est possible.
Davis hésita une seconde, puis répondit :
— Certainement. Mais je ne peux rien garantir.
— Je comprends. Princesse, ma question s’adresse à Léonard Humphrey, mon ancien professeur. Pouvez-vous le joindre ?
Madame Sélavy se tortilla et frémit avant de répondre enfin :
— Oui, Léonard être ici, avec moi.
— Demandez-lui, je vous prie, quelle était la signification de ses paroles quand il m’a dit que mes poèmes étaient des « scories ».
— Ugh ! Léonard fait grandes excuses. Il dit, avant pas voir leur valeur avec il d’un vivant. Mais maintenant voir que eux très bons chants.
Emily sourit.
— Merci, Princesse.
Humphrey n’avait jamais dit une chose pareille à Emily. De fait, il n’avait jamais lu aucun de ses épanchements juvéniles, car elle était bien trop timide pour les lui montrer.
— Si personne d’autre n’a de question... Très bien, nous allons mettre fin à la séance.
— La Princesse Nuage Rose veut vous faire un signe d’adieu, dit madame Sélavy.
— Une manifestation idéoplastique ! Nous sommes honorés, Princesse !
Étant tout proche du médium, Emily fut la première à apercevoir la manifestation. La partie de la robe du médium, plongée dans l’ombre, qui s’étendait sur ses genoux, se gonfla et parut se soulever en prenant forme. (Emily pensa avec horreur à l’endroit d’où l’«idéoplasme » était censé sortir, cette fois.) En quelques secondes, un bras et une main d’une pâleur brillante firent un geste d’adieu au-dessus du plateau de la table.
— Au revoir, au revoir. Moi voir vous au Pays de l’Éternel Été...
Emily sauta sur ses pieds, brisant le contact avec ses deux voisins, et saisit le membre idéoplastique.
Madame Sélavy cria ! La table fut renversée – par Davis, supposa ensuite Emily, quoique, à l’époque, elle parut sauter d’elle-même – et un chaos général s’ensuivit.
Lorsque Walt alluma les appliques murales à l’huile de baleine, le tumulte s’était éteint.
Et Emily, debout, brandissait triomphalement sa prise.
— Regardez ! s’exclama-t-elle. Une armature légère sur une baguette télescopique, enveloppée dans de la mousseline blanche. Je suppose que vous trouverez sur sa robe une fente d’où le bras dépassait pendant qu’elle le remuait avec ses orteils !
Les hommes durent porter madame Sélavy apparemment inconsciente jusqu’à un sofa où elle resta prostrée. Davis, profondément soucieux, posté à ses côtés, jetait à Emily des regards mauvais.
— Bien sûr que c’est à cela qu’il ressemble maintenant. Une fois qu’on a rompu le lien avec le médium, sans la cérémonie adéquate, l’idéoplasme retourne à son apparence terrestre la plus proche ! J’espère seulement que vous ne l’avez pas tuée par votre sacrilège irrespectueux !
Emily jeta le dispositif par terre.
— Avec ce genre de logique, on pourrait transformer un colibri en dragon ! Si vous croyez cet imposteur, vous êtes tous cinglés. J’espère seulement ne pas tomber par terre de rire lorsque votre expédition fera faillite !
Se donnant visiblement du mal pour garder son sang-froid, Austin s’approcha de sa sur.
— Il est certain que tu ne seras pas là, après cette insulte éhontée.
Emily rit.
— Oh, mais tu te trompes, Austin, je serai là, non pas seulement en spectatrice, mais comme l’un des membres de l’équipe ! C’est cela ou je télégraphie à Père pour lui apprendre toute cette sordide histoire ! Et crois-moi, le télégraphe de ce monde fonctionne aussi bien que le céleste !
À cette mention du Pater familias, Austin blêmit. Cela lui coupa bras et jambes.
Crookes essaya de la faire changer d’idée en la raisonnant.
— Pourquoi tenez-vous tant à nous accompagner, Miss Dickinson, si vous n’avez pas foi dans notre réussite ?
Emily vint se mettre à côté de Walt.
— Je vais empêcher que l’on transforme ceux que j’aime en idiots et qu’on leur fasse du mal !
Sans soutenir ni renier Emily, le poète déclara :
— Nos rêves sont-ils si fragiles que nous ne puissions accepter parmi nous une sceptique aux yeux pénétrants ? Sa présence ne nous gênera pas si notre théorie est saine.
Un gémissement leur parvint, depuis le sofa. Tout le monde se retourna vers le médium étendu.
— Laissons la petite[60] incrédule s’embarquer avec nous. Cela n’a pas d’importance.
« Car elle ne reviendra jamais ! »
9
« Patrie, oh ! Éternité ! »
La parade des autruches dans les rues d’Amherst attira l’attention tant de la gentry que des gamins.
Conduits par Henry Sutton, gentiment poussés par Walt armé d’une badine – les habits informels du poète convenaient, pour une fois, à son rôle de gardien de troupeau –, les magnifiques oiseaux tropicaux trottaient fièrement dans les rues poussiéreuses, suivis par une foule de spectateurs.
Emily dut marcher à toute allure pour rester au niveau du défilé d’hommes, de femmes et d’enfants gambadant ; ce que sa longue robe blanche ne facilitait pas. Pour finir, elle retroussa sa jupe, exposant audacieusement plusieurs centimètres de cheville et de mollet, et réussit ainsi à rattraper Walt.
Un peu de Folie au Printemps est salutaire, même pour un Roi, se rappela Emily. Et ce Printemps-ci avait été le plus fou de sa vie !
Disposer les appareils de propulsion idéoplastique de façon à satisfaire à la fois Crookes et Davis, cela ne prit pas un jour, mais trois. Comme Emily le vérifia lors de ses visites quotidiennes au Pré communal. Elle avait failli éclater de rire en voyant tant d’activité inutile : il apparaîtrait sûrement que les tubes étaient un canular, tout comme le troisième bras de madame Sélavy...
Pendant ce temps, Austin et Sutton n’avaient cessé d’embarquer divers approvisionnements à bord de la goélette : des tentes, de l’eau en bouteilles, des aliments, des cordes, du fourrage pour les autruches. Emily se souvint de ces Bestiaux plus petits que l’Abeille, dont le labour est la Miette qui passe...
Quant à Walt, il avait simplement disparu après la séance. Un mot bref était arrivé le lendemain matin sur le plateau du petit déjeuner d’Emily, citant l’un des poèmes du vagabond :
À pied et le cur léger, je pars sur la grand-route,
Bien portant, libre, le monde devant moi,
Le long chemin brun devant moi
Conduit partout où je voudrai.
Emily avait décalotté son uf à la coque d’une main qui ne tremblait pas, alors qu’à l’intérieur elle n’était que tournoiement d’incertitude.
Elle n’avait pas eu l’intention de déclarer tout haut son amour pour Walt, et surtout pas durant un événement public aussi confus qu’une séance de spiritisme ! Pourtant, elle l’avait fait. Poussée par quelque impulsion diabolique, elle avait laissé échapper ses vrais sentiments pour Walt... sentiments qu’elle n’était même pas prête à s’avouer à elle-même.
Et maintenant ses paroles avaient, semblait-il, fait fuir comme une flèche l’objet de son affection. Était-ce parce qu’il ne pouvait pas lui rendre sa profonde dévotion... ou parce qu’il était trop attiré par elle pour se risquer à demeurer dans son entourage ? Probablement la première éventualité.
Ma Valeur, voilà mon Doute
Son mérite – toute ma peur –
En comparaison, mes qualités
Plus infimes – m’apparaissent
Je crains de ne pouvoir combler
Ses besoins bien-aimés
Et la plus grande Appréhension
Assiège mon Esprit
Eh bien, elle n’avait aucun moyen de se rétracter, même si elle l’avait voulu, et ne pouvait entamer aucune action avant que Walt revienne – s’il revenait.
Aussi elle mangea calmement ses ufs.
Mais ce matin même, attirée à la fenêtre de sa chambre donnant sur Main Street par le bruit indubitablement unique d’un troupeau d’autruches qui passait, Emily avait vu la silhouette hirsute de son bien-aimé.
Emily fit une toilette hâtive. Carlo, sentant son excitation et sa hâte, aboya et sauta. Une soudaine vague d’émotion la submergea. Elle savait avec certitude qu’en se précipitant à la suite de Walt elle s’embarquait dans une grande aventure qui pourrait la séparer à jamais de son animal favori... fugue ou mariage, mort ou folie.
Emily serra le grand chien dans ses bras, puis l’enferma dans sa chambre.
Le temps qu’elle descende dans la rue, le défilé était déjà loin. D’où sa précipitation inconvenante.
Maintenant, elle avait rattrapé le berger hirsute.
— Walt ! Walt !
Docilement, Whitman s’arrêta. Le troupeau continua sans lui, la foule qui encerclait les autruches empêchait qu’elles s’échappent. Bientôt, les deux poètes se retrouvèrent seuls, la bousculade et la confusion s’évanouis-sant avec la parade qui disparut au coin de la rue.
Walt n’avait pas bougé. Emily le contourna pour étudier son visage. Ses traits virils, placides, qu’elle était soulagée de voir, ne révélaient ni répugnance ni chagrin à son apparition, comme elle l’avait à demi craint. Tout au contraire, il lui sourit gentiment et ôta son chapeau noir à bord flottant.
— Très chère Emily, je suis content de vous voir une fois de plus avant notre départ.
— Alors, c’est aujourd’hui ! Dépêchons-nous, ou ils partiront sans nous !
— Vous n’allez pas, je vous prie, persister dans votre intention de vous exposer aux dangers d’une expédition aussi problématique...
— Bien sûr que si ! Je ne prévois aucun risque... mais même s’il y en avait, pensez-vous que je laisserais mon Maître s’y précipiter sans moi ?
Walt soupira et se recoiffa de son chapeau. Prenant Emily par le coude, il dit :
— Repartons. Je pense mieux en marchant. C’est à cela que j’ai passé ces derniers jours.
Ils se mirent en route pour le centre de la ville. Au bout de quelques mètres, Walt reprit la parole.
— Emily, je crois que vous ne me connaissez pas bien...
— Oh, si, Walt ! Je vous connais ! Votre âme est aussi claire, pour moi, que la glace qui recouvre un ruisseau !
— Je ne suis pas d’accord. Nous venons à peine de nous rencontrer et vous me proclamez votre «Maître ».
Cela suffit à montrer comme vous me saisissez mal. Je ne suis le maître de personne... pas même le mien, je le crains ! Après toutes ces années, je reste un mystère pour moi-même. Comment pourrais-je être moins mystérieux pour vous ?
— Mais je vous aime, Walt ! Cela transcende certainement la simple connaissance !
— Certes, oui. Mais, Emily, est-ce que nous donnons, vous et moi, le même sens au mot amour ? Depuis que j’ai quitté mon berceau qui se balançait sans fin, la nature de l’amour m’a implacablement plongé dans la perplexité. J’ai toujours souffert de passion amoureuse. Est-ce que la Terre ne tourne pas autour du Soleil ? Est-ce que toute matière n’attire pas, dans la douleur, toute autre matière ? Ainsi en est-il de mon corps pour tout ce que je rencontre ou connais ! Je ne me satisfais pas d’une simple majorité... Je suis obligé d’éprouver de l’amour pour tous les hommes et toutes les femmes de cette terre !
— Et vous avez le mien, Walt ! De tout mon cur !
— Emily, écoutez. Hors de l’océan démonté, hors de la foule, vous êtes venue doucement à moi, goutte d’eau, comme moi-même. Vous avez chuchoté : « Je t’aime, j’ai fait un long chemin uniquement pour te voir, pour te toucher. » Et c’est bien. Mais je réponds : « Maintenant que nous nous sommes rencontrés et regardés, nous sommes sauvés ! Retourne en paix à l’océan, mon amour. Moi aussi j’en fais partie, mon amour. Nous ne sommes pas tellement séparés ! Contemple le vaste globe, la cohésion de toutes choses, et vois comme elles sont parfaites ! »
Tout ce qu’Emily entendit, ce fut les mots «mon amour », énoncés deux fois. Voyager vers le Pays de l’Éternel Été devenait superflu ; elle était déjà au paradis.
— Ce sera comme vous voudrez, Walt. Je suis heureuse. Rejoignons les autres maintenant.
— Seulement si vous me comprenez vraiment, ma femme...
Ils parcoururent en silence le reste du chemin jusqu’au Pré communal.
La foule était immense. Non seulement des masses de gens recouvraient le gazon, mais d’autres étaient penchés aux fenêtres des maisons voisines. Les jeunes disciples des Maisons de la Fraternité, déjà pris de boisson, chantaient d’une voix éraillée des refrains sur le corps de John Brown[61] – c’était leur conception d’une fête d’adieu propre à un voyage aussi solennel.
Emily fut surprise qu’aucune autorité ni séculière ni religieuse ne soit intervenue pour arrêter ce qui était, dans son essence, une expédition blasphématoire. Elle supposa seulement que l’argent et l’influence de son frère avaient fait pression sur elles.
Le bateau lui-même – les voiles toujours déferlées – avait été transformé en une espèce d’Arbre de Noël orné de babioles. Les tubes de Crookes chargés, reliés par des câbles électriques, étaient suspendus au gréement et au rouf. Leur contenu douteux semblait projeter une auréole autour de chacun d’eux, faisant miroiter l’air même. Cet effet donnait froid dans le dos, et Emily ne comprenait toujours pas par quelle supercherie madame Sélavy le produisait.
On venait d’embarquer la dernière des autruches – Norma, pensa Emily – grâce à une longue passerelle en pente douce. Walt et Emily suivirent l’oiseau.
Le reste de l’équipage les attendait.
Austin aperçut Emily. Elle prépara une réfutation à la réprimande qu’elle prévoyait, mais fut décontenancée par les paroles de son frère.
— Bien qu’il soit trop tard pour que tu télégraphies à Père, comme tu m’en avais menacé, afin d’obtenir de force ta place à bord, tu es la bienvenue, petite sur, si tu veux nous accompagner. En dépit de ton antipathie évidente et injustifiée pour madame Sélavy, elle a gracieusement intercédé en ta faveur.
Emily regarda le médium d’un air soupçonneux, et reçut en retour une révérence moqueuse et un sourire qui ressemblait à l’expression qu’un des chats de Vinnie pouvait arborer en traquant sa proie emplumée.
Crookes prit la parole.
— Si toutes les haches de guerre sont pour le moment enterrées, peut-être pouvons-nous adopter une attitude scientifique. Notre heure de départ est fixée à midi pile, et nous avons encore des choses à faire. Henry et Austin, je vous en prie, relevez la passerelle. Mister Whitman... Nous ferez-vous cet honneur ?
Crookes tendit à Walt une bouteille de Champagne. La prenant, ce dernier déclara :
— C’est un privilège que vous m’accordez là, monsieur, et il gagna la proue.
À l’apparition du poète, la foule rugit, puis garda le silence. Assumant l’attitude pleine de dignité qu’il adoptait lors de ses fréquentes interventions publiques, Walt s’adressa en ces termes aux spectateurs :
— Voici les paroles de mon joyeux ami, William Cullen Bryant, et je les estime faites pour aujourd’hui.
Si vivant que, lorsqu’on te somme de rejoindre
L’innombrable caravane qui chemine
Vers ce mystérieux royaume où chacun devra prendre
Place dans les silencieuses salles de la mort,
Tu ne marches pas comme l’esclave traqué de nuit
Que l’on mène à coups de fouet dans son cachot, mais
Soutenu et apaisé par un espoir inaltérable,
Tu abordes ta tombe comme on se coule dans ses draps,
Comme on s’étend pour d’agréables songes.
Sur ces derniers mots, Walt lança vigoureusement la bouteille contre la coque du navire, en beuglant :
— Je te baptise Thanatopsis !
Le Champagne et les débris de verre aspergèrent les plus proches spectateurs. Un silence stupéfait régnait. Walt se retourna pour partir, puis refit face à la foule.
— La pendule indique l’instant... Mais qu’indique l’éternité ? lui demanda-t-il.
Personne ne répondit, avec désinvolture ou autrement.
Walt rejoignit les autres. Il semblait grandi, aux yeux d’Emily, comme s’il rejetait maintenant les contraintes de la civilisation ; sa grande âme se préparait à affonter la mort en personne et ses muscles spirituels s’échauffaient pour une céleste lutte.
— Voilà, camarades, notre vaisseau est noblement baptisé. Il ne reste plus qu’à appareiller. Capitaine, mon capitaine... Est-il l’heure ?
Crookes consulta sa montre de gousset.
— Presque. Rejoignons nos couchettes.
— Bientôt, nous flotterons dans la Baie des Sept Âmes, dit Davis. La Princesse Nuage Rose nous saluera du haut des Falaises de Grenat et nos rêves les plus chers deviendront réalité.
— Bientôt, je tiendrai mes bébés dans mes bras.
— Et c’est vrai aucun médium ne pourra rivaliser avec moi[62] à mon retour.
Emmenant son équipage vers la poupe, Crookes le conduisit à un cercle de couchettes boulonnées de façon incongrue sur le pont. Au centre, se trouvait le pentagramme des récipients idéoplastiques. Sur l’un de ses côtés, il y avait un dispositif complexe de réservoirs de métal hermétiquement scellés et une grande horloge bizarre. Plusieurs tuyaux de caoutchouc sortaient de ces réservoirs, deux par lit. Chaque paire se terminait par un masque de gutta-percha.
— Miss Dickinson, vous êtes la seule à ignorer les précautions que nous devons prendre, aussi écoutez-moi attentivement. La Princesse Nuage Rose nous a avertis que le passage de la Terre au Pays de l’Éternel Été peut rendre fou un voyageur humain conscient. Donc, nous avons décidé de faire la traversée endormis, aussi peu instruits des dangers que l’un des fossiles du Pr Agassiz.
« Un de ces réservoirs est rempli d’éther, gaz qui possède le pouvoir de frapper d’incapacité le cerveau. Peut-être avez-vous entendu parler de lui à propos de quelques récentes expériences d’accouchement au Grand Hôpital du Massachusetts ? L’autre contient de l’oxygène pur. Les valves de ces deux types de réservoir sont contrôlées par une horloge multum in parvo, sorte d’appareil de minutage. À midi moins cinq, elle déclenchera un afflux d’éther dans nos masques. À midi, elle coupera le circuit des tubes de propulsion. Le passage s’opérera en soixante secondes seulement, après lesquelles nous serons réveillés par une rafale d’oxygène. Alors, êtes-vous prête à confier votre vie à un mécanisme de ce type ?
La confiance du savant – semblable, en quelque sorte, à la nouvelle bravade de Walt – stimula Emily. Elle répondit :
— Si vous garantissez ce truc, alors j’ai foi en lui... et en vous.
Crookes sourit.
— Bon, très bien. L’heure approche ! Mesdames et messieurs... Couchez-vous, s’il vous plaît !
Les intrépides argonautes transdimensionnels s’allongèrent sur les coussins de crin.
Emily s’empara avec précaution de son masque et l’attacha. Couvrant le nez et la bouche, il dispensait une sensation claustrophobique d’étouffement qui lui donna l’impression d’être enfermée dans l’un des tout nouveaux Cercueils Plombés de Fisk.
En vérité, elle se sentait déjà morte, ses plus anciennes terreurs finalement concrétisées.
Walt avait choisi la couchette qui lui faisait face. Emily croisa son regard. Il lui fit un clin d’il et elle se sentit mieux.
Le soleil était au zénith et le bruit de la foule parvenait à Emily comme un ressac tonitruant dépourvu de mots.
Un sifflement de gaz retentit. Emily retint son souffle jusqu’à ce que ses poumons semblent sur le point d’éclater, mais fut forcée, pour finir, d’inhaler.
Le Sommeil est le Lieu magnifique, sur lequel, de chaque côté, se tiennent les hôtes des Témoins !
Tandis qu’elle épuisait l’oubli jusqu’à la lie, elle entendit le cliquetis d’un relais, que suivit la Détonation même du Destin.
10
« Tombée dans le champ d’ether portant sa robe de gazon »
Sa Poussière se relia – et vécut.
Sur ses Atomes, on plaça une physionomie, auguste, absorbée et engourdie.
Elle était une Créature revêtue de Miracle.
C’était l’Angoisse plus grande que la Joie.
C’était... la Douleur de la Résurrection.
Si la Mort était un Tiret, c’était indéniablement un trait d’union.
Toujours étendue sur sa couche, notant avec hébétude que le ciel de midi, au-dessus de sa tête, avait adopté les nuances d’un coucher de soleil – un linceul d’or et de cramoisi, d’indigo et d’opale –, Emily leva vers son visage une main tremblante et se débattit avec son masque pour l’enlever.
Walt, penché sur elle, la regardait, l’air soucieux.
— Emily... vous permettez ?
Il détacha le masque et l’aida à s’asseoir. Elle s’efforça d’accommoder sa vue sur ses compagnons de voyage qui peu à peu revenaient à eux et se levaient, ôtant sans énergie leur appareil d’anesthésie.
— Vous allez bien ? lui demanda Walt.
— Je... je crois que oui. Mais j’ai presque peur de posséder ce corps, je ne sais pourquoi. Que s’est-il passé ? Avons-nous vraiment franchi la fontière de la mort ?
— Je suppose que oui. Mais allons aider les autres, et puis nous verrons ce qu’il sera possible de voir.
Bientôt, les sept voyageurs se levèrent, tout faibles qu’ils fussent.
Alors, pour la première fois, ils osèrent lever les yeux et regarder hors du Thanatopsis.
Ce qu’ils virent les poussa à se rendre, d’une manière encore plus somnambulique, comme un seul homme, au bastingage de bâbord.
Le Thanatopsis reposait sur ses roues, au milieu d’une plaine apparemment infinie, parfaitement plate, dont l’horizon circulaire semblait bizarrement plus éloigné que son homologue terrestre.
La plaine était couverte d’une herbe vert émeraude, presque luminescente, broutée, ou tondue, ou rase d’une façon inhérente, aussi lisse que la pelouse de quelque Vaste Domaine. Le paysage ne présentait aucun autre trait.
Ils restèrent plongés dans un silence abasourdi jusqu’à ce que Walt lâche d’énormes éclats de rire retentissants, que suivit un discours exubérant, presque dément.
— Oh, doux Seigneur ! J’avais raison, raison depuis le début ! Comme c’est beau, comme c’est juste, comme c’est parfait ! Aucun autre poète a-t-il jamais reçu confirmation plus certaine de ses visions ? Je vous en prie... que l’un de vous me demande ce qu’est cette herbe !
Emily accéda à sa requête.
— Cette herbe... qu’est-ce que c’est, Walt ?
Le poète gonfla le torse et déclama :
— Un enfant m’a dit : « Qu’est-ce que l’herbe ? » en m’en apportant à pleines mains. Quelle réponse donner à l’enfant ? Je ne sais pas plus que lui ce que c’est. Je suppose que c’est le drapeau de mon humeur, taillé dans le vert tissu de l’espérance. Ou bien je suppose que c’est le mouchoir du Seigneur, cadeau parfumé, souvenir qu’il a exprès laissé tomber, et qui porte en quelque sorte le nom du propriétaire dans un coin, afin que nous puissions le voir et le remarquer, et dire : « À qui est-il ? » Ou bien je suppose que l’herbe est elle-même un enfant, un bambin de la végétation. Ou bien je suppose que c’est un hiéroglyphique universel, la belle chevelure non coupée des tombes !
Le jeune Sutton se mit à applaudir.
— Bravo, Walt ! T’as tout vu avant même qu’on soit ici !
Davis prit la parole d’un air hésitant.
— Mes calculs ont dû être un petit peu erronés. Ce n’est évidemment pas la Baie des Sept Âmes.
— Je dirais que non, affirma Crookes.
— Il faut que je consulte les cartes, dans la cabine. Certainement qu’une particularité géographique aussi vaste que ce désert vert y apparaîtra, même si ce n’est qu’une parcelle incognita du Pays de l’Éternel Été. En tout cas, inutile de s’inquiéter. Une fois que la Princesse Nuage Rose sentira télépathiquement où nous sommes, elle se matérialisera ici et nous conduira, par quelque moyen astral, au Château de Cochenille, où nous converserons avec Aristote et Socrate, Chaucer et Shakespeare, et d’innombrables autres sommités spirituelles.
Davis se tourna vers madame Sélavy, d’un air plein d’espoir.
— Pouvez-vous établir le contact avec la Princesse, ma chère Rrose ?
Madame Sélavy roula des yeux blancs et tendit ses ligaments faciaux, comme pour tenter d’évacuer, non l’idéoplasme, mais un calcul rénal.
— Le télégraphe cosmique est plein de parasites. Je suis accablée par la proximité de tant d’esprits...
Emily allait lui demander : Quels esprits ? lorsque son frère prit la parole.
— Quelqu’un a-t-il remarqué le soleil ?
Tout le monde contempla d’un air soupçonneux la sphère orange boursouflée suspendue à un degré ou deux seulement au-dessus de l’horizon. Pendant cinq minutes, ils la regardèrent, et durant ce temps, elle ne bougea absolument pas.
Une larme picotant sa joue, Emily mit fin au silence.
— Le Crépuscule ne cesse de tomber – de tomber – encore. Pas de Rosée sur l’Herbe – mais seulement sur mon Front arrêtée – et égarée sur mon Visage. Je connais cette Lumière. Mourir, c’est ce que je fais – mais je n’ai pas peur de le savoir.
— Mourante, vous l’avez été, la contredit Crookes. C’est quelque chose de tout à fait différent.
Là-dessus, faisant un effort visible pour secouer sa lassitude abasourdie, il se dirigea d’un air décidé vers la cale où l’on entendait les autruches appeler plaintivement.
— Austin, Henry... venez m’aider à installer les oiseaux sur les trépigneuses. Il faut recharger les piles voltaïques au cas où un départ hâtif deviendrait nécessaire. Mister Davis... je suggère que vous et Madame, vous vous concentriez pour établir notre position et celle de tout habitant putatif du Pays de l’Éternel Été. Quant à nos deux bardes... vous pouvez continuer à débiter vos amusants petits poèmes lyriques jusqu’à nouvel ordre.
Le groupe se scinda, laissant Walt et Emily seuls au bastingage.
En dépit des circonstances imprévisibles et inexplicables où ils se trouvaient, Emily sentait croître sa confiance et sa tranquillité. Que ce fût dû à la jubilation de Walt, qui brillait maintenant de toute sa carcasse musclée, ou à l’aura du commandement de Crookes, ou d’une combinaison des deux, elle ne pouvait le dire. Mais quelle qu’en fût la source, elle s’aperçut que dans cet endroit étrange elle ne craignait pas son destin mais l’attendait plutôt.
Sur le point de partager ces sentiments avec Walt, Emily s’aperçut que deux rus automnaux de larmes ruisselaient dans sa barbe.
— Walt, qu’est-ce qui vous trouble ? dit-elle en prenant l’une de ses mains dans les siennes.
— C’est l’herbe. Elle me parle.
— Que dit-elle ?
— Elle prétend... elle prétend qu’elle est mon père.
Pendant un bref instant, Walt continua à écouter quelque chose qu’Emily ne pouvait entendre. Puis, se secouant, il reprit une attitude moins introspective.
— Verte marée sous moi ! Je te vois face à face ! Nuages de l’Ouest ! Soleil toujours là-bas pour une demi-heure ! Je te vois aussi face à face ! (Il se tourna de tout son corps vers Emily.) Nous avons fait une traversée bien plus longue que toutes celles que j’ai entreprises sur le ferry de Brooklyn, et j’ai trouvé celles-ci tout à fait surnaturelles ! Mais maintenant, nous sommes là où le temps et le lieu ne servent plus à rien, et la distance non plus. Nous sommes avec les hommes et les femmes de toutes les générations, passées, présentes et futures. Ceci, je l’affirme.
À cet instant, les trois hommes qui étaient descendus sous le pont reparurent. Tous arboraient différents degrés de déconvenue, de l’extrême agitation de Crookes à la perplexité déconcertée d’Austin et l’incompréhension compatissante de Henry Sutton.
— Capitaine, cria Walt, qu’est-ce qui se passe ?
Crookes tira un mouchoir de soie de la poche de sa veste et s’essuya le front. Son visage était aussi pâle que la fleur sauvage favorite d’Emily, la monotrope uniflore.
— Les piles refusent de se recharger. Tout est en parfait état de marche. On ne peut pas générer de courant, c’est tout. C’est... C’est comme si nous opérions dans le cadre de nouvelles lois naturelles...
— Est-ce que cela signifie que nous sommes bloqués ici, professeur ? demanda Emily.
— Je le crains. Du moins si l’on n’utilise que la science. Voyons ce que peut faire la moitié psychique de notre équipe...
Crookes se rendit à la porte qui menait au poste d’équipage. Une fois là, il y frappa.
— Mister Davis ! madame Sélavy ! Je vous en prie, venez. Nous avons quelque chose à vous dire.
On entendit à l’intérieur des chuchotements étouffés. Qui devinrent de plus en plus forts et stridents jusqu’à ce qu’ils se terminent par un « Salaud ! » clairement énoncé, suivi du bruit d’une paume entrant en contact violent avec de la chair.
Peu après apparurent le plus admirable médium de Paris et le Voyant de Poughkeepsie ; la joue de ce dernier portait l’empreinte flamboyante d’une main.
— J’étais en contact avec la Princesse Nuage Rose lorsqu’une entité mauvaise a pris possession de moi, déclara madame Sélavy. L’ignoble bête a matérialisé une main idéoplastique et s’est attaquée à Davis. Ce ne fut qu’au prix des plus magnifiques efforts que je réussis à expulser l’intrus et à préserver ma santé mentale.
En dépit de leurs ennuis, Crookes sourit.
— Je vois. Et qu’est-ce que la Princesse a pu vous dire ?
— Tout le monde[63] est hors de danger. Ce sont les esprits qui ont projeté notre apparition en ces lieux. Ils ont, à dessein, dérouté notre vaisseau vers ce désert vert. Nos âmes terrestres ne sont pas assez purifiées pour supporter un tête-à-tête[64] avec les esprits, dans leur propre domaine. La Princesse Nuage Rose est désolée, mais il n’y a pas le choix. Elle ignorait cela jusqu’à notre arrivée. Après tout, notre expédition est une première[65]. On nous ordonne donc de retourner immédiatement dans les sphères inférieures et d’y perfectionner nos âmes avant de tenter un autre voyage.
— Je voudrais bien m’exécuter, madame, car je crois que c’est notre ligne de conduite la plus sensée. Mais malheureusement, notre système électrique est mort.
— Quoi ? hurla madame Sélavy en précipitant sa corpulente personne sur Crookes et en rouant sa poitrine de coups. (Le frêle savant se comporta admirablement sous cet assaut redoutable.) Vous mentez, vous mentez, espèce de sous-fifre lèche-bottes ! Nous ne pouvons pas rester bloqués dans ce foutu endroit ! C’est vous qui nous avez amenés là, alchimiste minable ! Maintenant, vous allez nous en sortir, bordel de merde !
La grêle de coups du médium s’épuisa et prit fin ; madame Sélavy s’effondra sur le pont, en pâmoison. Walt et Austin l’allongèrent sur une couchette.
— Les accents de madame Sélavy semblent avoir été notre première sinistre, commenta sèchement Crookes.
— C’est nettement un autre cas de possession produit par l’affreuse nouvelle, la défendit faiblement Davis. Au fait, je suppose que vous ne plaisantiez pas...
— Votre supposition est exacte.
— Peut-être devrions-nous prendre un peu de nourriture et discuter de notre prochaine action.
— Une fameuse idée.
— Je vais mettre la table, proposa spontanément Emily, heureuse d’avoir enfin quelque chose d’utile à faire.
Bientôt, les six compagnons s’attablèrent devant une simple collation, disposée sur une desserte provenant d’Evergreens, comme elle le constata. Ils mangèrent plongés dans un morne silence. Emily remarqua pour la première fois l’absence de bruits d’insectes. Apparemment, la prairie astrale était dénuée de sauterelles ou de cigales, de coléoptères ou de mouches.
Ils terminaient leur repas lorsque madame Sélavy se joignit à eux. Ne faisant aucune référence à son éclat, elle mangea avec appétit.
Quand elle eut terminé, Crookes aborda leur problème.
— Comme je vois les choses, nous pouvons simplement rester ici sur notre vaisseau inutilisable jusqu’à ce que nos provisions soient épuisées, et mourir de simple inanition. Ou nous pouvons traverser cette calme étendue déserte dans l’espoir de trouver quelque chose ou quelqu’un qui puisse nous secourir. L’un de vous a-t-il une autre idée ?
Personne ne prit la parole.
— Très bien. Alors, votons. Mister Whitman ?
— Dévissez les serrures des portes ! Dévissez de leurs chambranles les portes elles-mêmes ! Si nous ne sommes qu’à une heure de la folie et de la joie, alors ne m’enfermez pas !
— Je prends cela comme un vote en faveur de la marche. Miss Dickinson ?
— Quand la voiture de la Mort s’arrête, on doit y monter.
— Un autre oui. Abrégeons. Est-ce que quelqu’un souhaite rester ici ? Non ? Bon. Préparons-nous.
Cette décision galvanisa tous les voyageurs et ils passèrent à l’action. On fit sortir les autruches de la cale au moyen d’un treuil et d’une élingue. Deux des animaux furent mis de côté pour servir de monture aux dames ; on chargea rapidement les provisions et l’équipement sur les autres. On abaissa la passerelle et on la fit franchir aux oiseaux équipés d’un licou. Ils furent bientôt rejoints par les humains qui mirent le pied non sans hésitation sur la pelouse étrangère, mais découvrirent que c’était, autant qu’ils pouvaient le discerner, du gazon ordinaire.
— Il ne nous reste plus qu’à choisir dans quelle direction partir, dit Crookes, boussole en main.
— Puis-je contribuer par un trait éloquent emprunté à l’un de mes collègues journalistes ? « Pars vers l’ouest, jeune homme ! »
— D’autres suggestions ? Très bien, ce sera l’ouest.
L’expédition se mit en route, Emily et madame Sélavy montant en amazone d’une façon pleine de modestie mais glissante, l’une Norma et l’autre Zerlina.
Au bout d’une centaine de mètres, ils s’arrêtèrent et se retournèrent pour s’offrir un dernier coup d’il nostalgique sur la goélette.
— Au revoir, ma chimère ! lança Walt.
Et sur cet adieu qui sembla flotter dans l’air, les voyageurs reprirent leur route dans l’inconnu vert que le coucher de soleil recouvrait de son dais.
11
« Elle a si peu à faire, l’Herbe, oh, être brin de foin »
Emily avait toujours aimé les couchers de soleil. La Ménagère balayant, armée de ses Balais multicolores ; des Léopards dorés dans le ciel ; des Vaisseaux de pourpre sur des Mers de jonquille ; une Duchesse née du feu ; la Rampe de la Comédie du Jour – elle avait toujours trouvé que cette ponctuation aérienne clinquante de la phrase du jour semblait être l’une des décisions d’auteur les plus inspirées de Dieu.
Mais maintenant, après huit heures de marche sous le cirque subtilement varié, et pourtant essentiellement répétitif, des cieux exubérants du Pays de l’Éternel Été, Emily était convaincue que peu lui importerait si elle ne voyait plus jamais de sa vie d’autre nuage-bouffon coloré ! Le spectacle stupide des cieux lui portait sur les nerfs, tel le perpétuel marmonnement d’un idiot. Emily voyait bien que les autres éprouvaient des impressions similaires.
Chevauchant à côté d’elle, madame Sélavy exhibait une apathie démoralisée que soulageait seulement le coup d’il noir pernicieux qu’elle jetait parfois sur Emily. Menant la monture emplumée à long cou de sa sur, Austin marchait en traînant les pieds, les yeux fixés sur le gazon immuable, tout comme le faisait le Voyant de Poughkeepsie qui guidait la bête de madame Sélavy. Crookes et Sutton, responsables chacun de son propre chapelet d’autruches de bât, étaient visiblement plongés dans leurs propres pensées sinistres. Le seul membre de l’expédition qui exhibait encore une minime quantité de confiance et de vivacité était, de fait, Walt.
Le Chantre du Paumanok avait bien vite assumé le rôle de chef de patrouille pour ses compagnons de marche. Marchant à grands pas, quelques mètres devant eux, il avait fait passer joyeusement les premières heures du voyage en récitant certains de ses poèmes inspirés.
— Moi, imperturbable ! À mon aise dans la Nature, bien d’aplomb au milieu des choses dénuées de raison, imprégné comme elles, passif, réceptif, silencieux comme elles. Oh, s’affermir en vue des contingences, affronter la nuit, les tempêtes, la faim, les railleries, les accidents, les déconvenues, comme le font les arbres et les animaux !
Walt se retournait et saluait, d’une manière comique, à la fin de chaque vers, avec un large geste du chapeau qu’il tenait à la main, et les autres s’arrêtaient pour l’applaudir – poussés par Emily à le faire plus bruyamment encore –, ce qui donnait aux autruches la possibilité de paître l’étendue infinie de fourrage qui paraissait leur convenir.
Ce tapis de verdure montone était rapidement devenu aussi fastidieux que les cieux. Si seulement il y avait eu juste un simple pissenlit parmi cet Hélas illimité pour proclamer qu’on était sorti de la sépulture !
Mais de fleurs, point.
Quand les oiseaux avaient suffisamment brouté, les humains reprenaient leur marche à pas modéré, s’étant mis tacitement d’accord sur le fait qu’il n’y avait aucune raison de se hâter et de s’épuiser.
Après quelques heures, ils firent halte pour un plus long repos. En se mettant debout sur les épaules de Walt, Henry Sutton ne put que discerner les mâts du Thanatopsis, apparemment intact. On consomma quelques victuailles et l’on se rafraîchit de longues goulées d’eau.
— Ce simple breuvage, fit observer Crookes, toujours rationnel, auquel nous n’avons jamais accordé une pensée là-bas, dans le quotidien d’Amherst, fixe maintenant une limite à notre survie. À moins de rencontrer une source, nous mourrons tous douloureusement de soif avant que notre nourriture soit épuisée.
— Une mort presque aussi cruelle que celle qu’ont souffert mes enfants non nés, acquiesça Austin. Si seulement nous pouvions contacter les pauvres bébés perdus, je suis certain qu’ils seraient capables de nous secourir. Madame... ne pouvez-vous faire une autre tentative ?
La voyante parut avoir retrouvé son ton parisien.
— Bien sûr que je suis prête à essayer, cher[66] Austin. Venez, formons le cercle de pouvoir.
Assis sur le doux tapis vivant, ils se prirent tous par la main, madame Sélavy ferma les yeux et entama son invocation.
— Zelatos, Sothis, Ullikummi... ouvrez les portes ! Bien que nous en soyons indignes, accordez-nous audience !
L’air était chargé d’espérances. Mais en dépit des grognements énergiques du médium – qui servaient à signaler ses efforts consciencieux –, leurs espoirs restèrent inaccomplis.
— Eh bien, cela ne coûtait rien d’essayer, conclut Crookes après que le cercle eut été rompu et que tous se furent relevés. Mais on dirait qu’ici il n’y a pas d’esprits pour répondre à nos supplications. Je commence à soupçonner que cet endroit est simplement un autre monde terrestre, tournant peut-être autour d’une étoile différente de la nôtre, et que nous avons accidentellement abordée, je ne sais comment, et donc pas une demeure spirituelle.
Le jeune Sutton les surprit tous en brisant son silence habituel pour lancer un commentaire.
— Non, j’suis pas d’accord avec vous, Prof. C’t endroit, c’est bien la vie après la mort, aussi sûr que mon ‘Pa portait des moustaches. Mais ce que je voudrais vous demander, c’est comment qu’on va le savoir quand on mourra pour de vrai ? Si on va juste s’endormir d’avoir trop soif et se réveiller morts, comment qu’on verra la différence dans ce décor ?
Crookes rit de bon cur et lui donna une claque dans le dos.
— Excellente énigme, vieux ! Digne de Thomas d’Aquin en personne !
Walt brossa les miettes du repas accrochées à son pantalon. Elles atterrirent dans l’herbe et y restèrent, l’air aussi indiciblement étrangères, pensa Emily, que des grosses pierres au milieu d’un salon. Où étaient les membres de la petite Nation affairée qui, sur Terre, les auraient emportées ?
Le poète solidement charpenté tenta d’améliorer l’état d’esprit défaitiste dans lequel était plongé le groupe.
— Allons, mes enfants au visage hâlé ! Suivez en ordre, car nous ne pouvons pas demeurer ici ! Il faut que nous marchions, mes chéris ! Il faut que nous soutenions le choc du danger, nous, les races jeunes et musclées. Le sort des autres dépend de nous. Nous sommes les pionniers !
— Plutôt des prisonniers, riposta Crookes, qui se mit aussi en rang avec un petit sourire.
Cependant, cette brève illusion d’espoir ne dura pas longtemps. Les pieds meurtris devinrent la règle du jour. Même Walt finit par renoncer à ses morceaux oratoires, rejoignant les autres dans leur abattement.
Pour Emily, l’aspect physique le plus brutal du trajet se manifesta sous la forme d’un mal aux fesses fort embarrassant. Le coussin duveteux du dos de Norma était vite devenu un lieu de tourment aussi dur que le roc. Emily tenta de marcher un moment, mais se retrouva bientôt trop fatiguée pour se maintenir à la hauteur des autres. Son existence quotidienne de recluse ne l’avait pas préparée à une telle randonnée et elle dut, en dépit de son postérieur endolori, se remettre en selle.
Crookes leva la main pour ordonner une seconde halte. Sortant une montre de son gousset, il lâcha :
— À l’heure d’Amherst, il est maintenant huit heures du soir. Je propose que nous campions pour la, ahem, la «nuit » et que nous repartions à l’«aube ». D’accord ? Bien. Dressons les tentes.
On entrava les autruches, temporairement libérées de leurs fardeaux afin qu’elles puissent paître. On sortit trois tentes de leur équipement et on les déplia sur la pelouse.
— Austin, Davis et moi, dit Crookes, nous en partagerons une. Walt et Hen logeront ensemble. Et les dames auront leur propre abri. Dressons notre campement. Même si la pluie ne semble pas menacer, cette herbe doit bien être parfois arrosée, d’une manière ou d’une autre.
Rien ne pouvait déplaire plus à Emily que l’idée de passer une nuit avec la désagréable madame Sélavy qui, de plus, elle s’en était aperçue à cause de sa proximité prolongée, sentait l’ail. Pourtant, il n’y avait pas d’autre solution ou, du moins, elle était trop lasse pour en trouver une.
Emily regarda les hommes enfoncer les pieux dans la pelouse et tendre les cordes. Au bout de quelques minutes, une brise soudaine – la première à se faire sentir dans le Pays de l’Éternel Été – l’obligea à se retourner.
Ce qu’elle vit laissa ses Poumons Sans Mouvement, leurs Cellules Madrées incapables même d’une Pantomime de souffle.
À moins de quatre mètres du campement, une plaque d’herbe ovale s’était animée.
On aurait dit que l’activité d’une centaine de milliers de lombrics en train de se tortiller mettait la terre en ébullition. Elle ondulait et se soulevait. L’herbe elle-même n’était pas exempte de ce sortilège. Chaque brin semblait posséder sa volonté propre, dansait et s’enroulait autour de ses voisins comme les tentacules d’une pieuvre.
Emily eut l’impression de regarder ce spectacle, épouvantée, pendant une éternité, alors qu’elle ne resta paralysée que quelques secondes. Enfin, retrouvant sa voix, elle cria faiblement :
En un clin d’il, les autres membres de la troupe l’entourèrent. Emily pointa du doigt, sans un mot, et ils eurent tous le souffle coupé.
Car maintenant l’herbe s’agglomérait ! Les brins individuels, acquérant forme et solidité, perdaient leur identité, grandissaient et se tissaient en une étoffe sans couture.
Et cette étoffe vert billard, se modelant autour d’une armure ou d’un squelette invisible, assuma bientôt l’éclat d’une chair verte... Et la forme d’un enfant nu, parfait dans ses proportions !
La transformation du gazon terminée, le petit garçon resta là, couché sur le dos, respirant, les yeux fermés.
Le bambin de la végétation.
Personne ne proféra son étonnement, jusqu’à ce que Walt prenne la parole.
— De la prairie qui se ramifie, soufflant son odeur particulière, j’exige un homologue spirituel. Je demande aux brins d’herbe de se lever en paroles, en actes, en êtres, et de partir, chacun à son propre pas...
Comme la voix de Walt s’estompait, l’enfant vert ouvrit les yeux et regarda le ciel avec un doux émerveillement.
Walt fit un pas vers le petit garçon.
Emily le saisit par la manche.
— Non, Walt ! Nous ne savons pas de quel genre de créature il s’agit...
Avec une note de gentille réprimande, le poète répondit :
— Si je souhaite parler à quelqu’un que je vois, qui me dira non ?
Emily relâcha sa manche à contrecur et Walt combla la distance qui le séparait du petit garçon en quelques pas décidés.
S’accroupissant à côté de l’enfant, il dit :
— Fils, peux-tu m’entendre et me comprendre ?
La voix de l’enfant était plus douce que la crème.
— Oui.
— Qui es-tu ? Que t’est-il arrivé ?
L’enfant battit des paupières, ses cils verts balayant ses yeux verts.
— Je... j’étais vieux. Malade. Mourant. Je... Je suis mort.
Emily aspira une bouffée d’air qui lui déchira la poitrine comme un pieu. Alors, c’était vrai. Ils étaient bien au Pays de l’Éternel Été, l’antichambre du Paradis... De vieux frissons religieux la parcoururent.
— En quelle année êtes-vous mort ? s’enquit Walt en cessant de tutoyer l’enfant.
— Année ? Oh, vous parlez du temps. L’année, c’était mille neuf cent... Mille neuf cent quatre-vingt-dix et quelques... Je n’arrive pas à me rappeler.
Crookes retrouva l’usage de sa langue.
— C’est ridicule ! Comment pourrions-nous parler à l’esprit de quelqu’un qui n’a pas encore vécu ?
— Le temps n’est pas une chose simple, l’avertit Davis. Il est tout à fait concevable que le Pays de l’Éternel Été cxiste avec tous les âges, passé, présent et futur. Cette théorie expliquerait la précognition dont font preuve certains esprits...
— Quel est votre nom ? demanda Walt.
— Un nom ? répondit l’enfant, comme si c’était le mot le plus étranger de tous. Je pense que j’ai eu un nom. Il s’est effacé si vite. Allen. Allen Ginsberg. Est-ce un nom ?
Walt rit en entendant ces syllabes banales au sein d’une telle étrangeté et donna une tape amicale au gamin, sur l’épaule.
— C’en est un, et un beau nom hébraïque.
Au contact de Walt, une expression de stupéfaction transfigura les traits de l’enfant.
— Vous êtes Walt Whitman ! dit-il.
Puis, comme vaincu par cette découverte, le petit garçon s’évanouit.
Alarmé, Walt le prit rapidement dans ses bras et se releva.
Où le petit garçon était né, plus de prairie, la forme nettement délimitée de son corps révélait la terre brune et féconde.
Mais tandis qu’ils regardaient, jaillirent les pointes d’une herbe nouvelle qui mit fin à sa croissance accélérée lorsqu’elle fut au même niveau que ses surs. Bientôt, rien ne distingua plus cet endroit.
Walt emporta le petit garçon dans le cercle des tentes et l’assit, le dos appuyé contre un ballot de leur équipement. Débouchant une bouteille d’eau, il lui aspergea légèrement le visage.
Allen – car c’est ainsi qu’Emily pensait maintenant à l’enfant – ouvrit les yeux.
— La mer, dit-il. Je dois trouver la mer pour y rejoindre les autres...
Allen se leva et se mit en marche, vers le soleil couchant.
— Attendez ! s’exclama Davis.
Allen s’arrêta docilement, sa petite silhouette nue encore tendue vers l’ouest.
— Est-ce de la Mer de Tourmaline que vous parlez ?
— Elle n’a pas de nom. C’est simplement la mer. Et je dois y aller.
Austin tendit la main vers l’enfant, comme s’il voulait le retenir tendrement.
— Allen, vous semblez avoir acquis une connaissance de cette terre. Pouvez-vous nous aider à retrouver nos bien-aimés ?
— S’ils ont déjà atteint la mer, vous les cherchez en vain. Et pourquoi m’appelez-vous « Allen » ?
— Mais... Vous nous avez dit que c’était votre nom avant que vous arriviez ici...
Le petit garçon les regarda avec une franchise totalement ingénue.
— Je n’ai jamais été ailleurs qu’ici, depuis toujours. Je ne connais que le Pays de l’Éternel Été.
12
« Comme la vie de la jeune fille semble bizarre derrière cette
douce éclipse »
Un feu aurait été agréable. Un feu aurait tenu la peur à distance. Un feu aurait dissipé leur mélancolie.
Cela aurait dû être une flambée joyeuse, comme par un soir d’hiver à Homestead, où toute la famille Dickinson se serait réunie pour lire la Bible, les trois enfants encore jeunes, le Pater familias détendu, la mère d’Emily moins souffrante qu’actuellement. Peut-être cela aurait même pu être une des rares occasions où son père, assis dans son fauteuil massif, sous cette gravure de La Famille du Forestier – une nichée heureuse si différente de la sienne –, l’aurait invitée à monter sur ses genoux. Et peut-être que le Pater familias aurait été assez détendu pour câliner vraiment sa fille, lui caresser les cheveux et lui dire qu’elle était une gentille petite, en dépit de la grosse déception qu’elle lui causait, étant trop sotte à l’âge de dix ans pour lire l’heure...
Mais il n’y avait rien à brûler, ici, au Pays de l’Éternel Été, sauf leur propre équipement.
Et même dans ce cas, auraient-ils osé allumer un feu qui aurait inévitablement brûlé et endommagé cette herbe miraculeuse, entité apparemment capable d’enfanter ?
Et l’herbe les aurait-elle laissés faire ?
Aussi les voyageurs inconsolables furent-ils obligés de s’asseoir en cercle autour de la lueur blafarde d’une unique lampe à huile de baleine – ternie par la gloire du ciel polychrome – pour discuter, avant d’aller se coucher, de ce qu’ils feraient le « lendemain » à la lumière des événements récents.
Hors de portée du halo, les autruches blotties les unes contre les autres grommelaient d’un air irrité, comme si leurs faibles cerveaux avaient fini par enregistrer l’anormalité de leur environnement.
Allen se tenait debout, plus loin que les oiseaux.
L’enfant étrange et impénétrable faisait face à l’ouest ; son ombre longue, immuable, pénétrait presque dans le camp. Toujours semblable à une statue de jade, il paraissait en communication avec quelqu’un ou quelque chose que les humains ne pouvaient percevoir. Immobile depuis une heure, il paraissait vouloir continuer ainsi pendant plus longtemps.
Après les avoir déconcertés par sa réponse à Austin, le petit garçon avait fait mine de partir.
— Je vous en prie, le supplia Crookes à la dernière minute, restez pour nous aider, il le faut.
— Je le ferai s’il le veut.
Et l’enfant vert montra Walt du doigt.
— Je m’étonne qu’il vous ait choisi, dit Crookes.
— C’est arrivé quand nous nous sommes touchés. Un flot d’intelligence est passé entre nous. J’ose affirmer qu’il se serait passé la même chose avec n’importe qui d’autre. Cela réjouirait mon cur, dit-il à l’enfant d’un air solennel, d’entendre encore un peu plus longtemps votre précieuse voix, mon fils.
— Alors, je vais rester, déclara Allen.
Sur le moment, cela parut être une victoire majeure.
Mais leur conversation révéla combien ils étaient loin d’avoir résolu leurs problèmes.
Entortillant nerveusement un bout de ficelle autour d’un de ses doigts, Crookes dit :
— En supposant qu’Allen puisse nous aider à atteindre le rivage de cette mer sans nom, qu’y gagnerions-nous ? Le Thanatopsis serait à des kilomètres de là, aussi nous ne pourrions plus nous embarquer, même si cela paraissait en valoir la peine. Nous rencontrerions peut-être d’autres ressuscités, s’il faut en croire Allen. Mais s’ils sont tous aussi ingénus que lui...
— Peut-être y aura-t-il parmi eux, fit remarquer Austin, des aînés qui pourraient nous aider...
— Ce qui me déçoit le plus, dit Davis, c’est que les morts ont apparemment tout oublié de leur vie terrestre. J’attendais avec tant d’impatience de pouvoir discourir avec Alexandre le Grand...
— Et moi, avec mes enfants.
— Pouah ! cracha madame Sélavy. Cet enfant vert[67] n’est pas un véritable esprit ! C’est une sorte de démon inhumain, résolu à nous égarer ! Tenez, imaginez... Il n’a même pas réagi lorsque j’ai fait allusion à la Princesse Nuage Rose ! Non, vous pouvez être sûrs que je reconnaîtrai les vrais fantômes quand nous les rencontrerons. Est-ce que je ne parle pas avec eux depuis des années ?
Crookes jeta son morceau de ficelle et se leva.
— Eh bien, ces propos ne nous mènent nulle part. Couchons-nous, peut-être les choses paraîtront-elles plus lumineuses demain matin.
Ils se retirèrent tous dans leurs tentes respectives.
Sous la toile sombre assignée aux dames, madame Sélavy se hâta de marquer sa préséance.
— Je ne tolérerai ni ronflement, ni bougeotte, Mamselle[68]. Surveillez vos coudes, occupez seulement votre moitié de tente, ne chipez pas les couvertures et nous nous entendrons bien.
Cela dit, madame Sélavy s’affala sur leur rudimentaire grabat, s’attribuant largement les trois quarts de la literie et, se couchant sur le côté afin que ses fesses dépassent sur la partie du matelas allouée à Emily, se mit en trente secondes à fabriquer un ronflement qui fit frémir sa moustache.
Se frayant une petite place dans ce qui lui restait de lit et essayant de garder autant d’espace que possible entre elle et la voyante, Emily s’allongea sur le dos, sans pouvoir s’endormir.
Ni elle ni Walt n’avait eu beaucoup à dire durant la discussion. Le miracle de la naissance d’Allen semblait exclure toute ratiocination. Emily savait que la véritable signification de cette manifestation ne pouvait être appréhendée que poétiquement, et elle mourait d’envie d’entendre quels glorieux halliers de verbiage Walt avait pu tirer de ce miracle...
Après une heure de ruminations, Emily se leva furtivement et quitta la tente.
Personne d’autre ne s’agitait dans le campement où la lumière brûlait encore sans surveillance.
Emily s’approcha de la tente de Walt. Timidement, elle souleva un rabat.
Le jeune Sutton dormait seul, son visage de chérubin était paisible.
Laissant retomber la toile, Emily s’éloigna de la flamme intermittente.
Elle trouva Walt assis en tailleur à côté d’Allen. Le poète semblait aussi hypnotisé qu’à bord du Thanatopsis, lorsqu’il avait entendu l’herbe parler pour la première fois.
Emily lui toucha l’épaule avec précaution.
Walt sursauta, puis leva la tête.
— Emily, dit-il, comme quelqu’un reconnaissant un ami d’enfance qu’il n’a pas vu depuis des dizaines d’années. C’est une étrange vigile que je passe ici cette nuit. Je suis content d’avoir de la compagnie humaine. Venez... Asseyez-vous près de moi.
Maladroitement, Emily replia ses jambes sous ses jupes et s’enfonça dans le gazon velouté.
Allen ne prêtait aucune attention aux actions des humains, mais continuait à regarder au loin, dans la direction du soleil toujours couchant.
Walt prit l’une des mains d’Emily dans la sienne. Le pouls de celle-ci galopait comme les torrents au printemps.
— Maintenant, je suis en paix avec mon père, dit l’homme, bien que je n’aie pas vu son âme revêtue de sa forme humaine, comme je le désirais si ardemment et si sottement. J’ai compris ce que j’ai toujours su, mais que j’avais oublié. Mon père est présent tout autour de moi, dans les balafres moussues des palissades miteuses, dans les pierres entassées, dans le sureau, le bouillon blanc et l’ellébore. Je n’ai pas besoin de chercher plus loin.
Emily sentit des larmes extatiques échauder ses joues.
— Oh, Walt, je suis tellement heureuse pour vous.
Walt la prit par la taille.
— Emily, laissez-moi partager avec vous ma joie et ma force renouvelées.
Puis, il l’embrassa.
George Gould l’avait embrassée une fois. Mais il y avait des années de cela. Et c’était un jeune homme au visage lisse, non un homme viril et barbu !
Walt s’écarta et chuchota :
— Ô toi, toucher perfide ! Que fais-tu ? Mon souffle s’étrangle dans ma gorge ! Ouvre tes vannes ! Je ne peux te résister. Mes sentinelles ont déserté leur poste...
— Les miennes aussi...
Et elle l’attira pour le coucher sur la pelouse, avec elle.
Les mains de Walt s’affairaient sous les vêtements d’Emily.
— Toujours l’élan, l’élan, l’élan, toujours l’élan procréateur du monde. Hors de la pénombre s’avancent les contraires égaux. Toujours la substance et l’accroissement, toujours le sexe. Toujours la synthèse d’une identité, toujours la création de la vie. Ceux qui sont instruits et ceux qui ne le sont pas sentent bien qu’il en est ainsi. Raffiner ne sert à rien...
— Ne raffinez pas, alors ! siffla Emily.
Walt était sur elle, maintenant, le visage enfoui dans son cou, son poids comme un tronc d’arbre écartait ses jambes. Elle sentait l’herbage odorant de son torse.
Emily le serra fort, sa bouche contre l’oreille du poète.
— Ma rivière court vers toi, mer bleue ! M’accueillera-t-elle ? Ma rivière attend une réponse, oh, mer... Regarde-moi avec bienveillance. Je vais t’amener des ruisseaux venus de recoins souillés. Dis, mer... Prends-moi !
Walt dit :
— Ma femme...puis la talonna d’un muscle barbare et lent.
Emily cria et se mordit la lèvre.
Dans le ciel, un nuage saigna de l’alizarine.
Walt remuait doucement.
— Reflux cinglé par le flux, et flux cinglé par le reflux. Chair d’amour qui se gonfle et fait délicieusement mal. Jets limpides d’amour, chauds et énormes. Frissonnante gelée d’amour, fleur blanche et suc en délire. Nuit d’amour qui telle une jeune mariée entre doucement et sûrement dans l’aube étendue, qui entre d’un mouvement ondulant dans le jour qui consent et lui cède. Je suis perdu dans l’étreinte du jour à la chair parfumée serrée contre moi !
— Oui, Walt... Je suis le jour et tu es ma nuit !
— Et maintenant, que vienne l’aube !
Walt ulula un cri rauque et s’affaissa sur elle, éclipsant le ciel.
Emily ne voyait pas comment les autres auraient pu ne pas entendre l’orgasme de Walt. Ils allaient sûrement s’aventurer dehors pour découvrir la cause de ce vacarme. Mais elle ne fit rien pour échapper à l’étreinte du poète. Ici, sur le point de mourir dans ce pays étrange, elle ne craignait pas leur censure. Que tout le monde voie quelle royale fille libérée elle était !
Le titre divin est à moi ! L’Épouse sans le signe !
Tournant légèrement la tête, Emily s’aperçut que son champ de vision limité englobait les petits pieds de l’enfant vert. Elle éprouva le très curieux sentiment qu’il était le fils improbable de l’union qu’ils venaient de consommer.
Elle attendait les autres. Mais ils ne vinrent pas.
Enchantés ou épuisés, ils avaient dormi pendant le couronnement d’Emily.
Pour finir, Walt remua et la libéra de sa lourde masse.
— Il faut retourner au camp, Emily, avant que les autres ne s’inquiètent de nous.
— Comme vous voulez, Walt.
Tandis qu’ils revenaient à leurs tentes séparées, Emily se sentit un peu triste, et inquiète, et fatiguée, car son exaltation s’évanouissait.
— Walt ?
— Oui ?
— Si la Campanule dénoue sa ceinture pour son amant l’Abeille, celle-ci sanctifie-t-elle la Campanule autant que jadis ?
— Je suis à toi et tu es à moi, Emily. Non seulement pour notre propre bien, mais pour celui des autres. Tu ne t’es éveillée à aucun autre contact que le mien.
— Oh, Walt !
13
« Il y avait une petite silhouette potelée pour chaque petit tertre
»
Emily se réveilla dans un état second.
Si tous les chagrins que je dois connaître
Venaient seulement aujourd’hui,
Je suis si heureuse que, je crois,
Ils riraient et s’enfuieraient.
Perdue dans l’inquiétante région limitrophe entre la vie et la mort, sans aucun espoir de sauvetage, elle aurait dû se sentir aussi misérable que ses malheureux compagnons.
Mais les attentions et l’étreinte de Walt lui avaient permis de transcender sa situation actuelle.
Enfin, elle avait capturé l’âme sur, forgeant avec cet homme des liens charnels immémoriaux que le temps ne peut jamais rompre. Et quelle prise ! Un mâle tendre et pourtant vigoureux, assez sensible pour répondre à ses besoins féminins, un poète sauvage qui plongeait ses racines dans la sagesse cachée de l’univers.
Finalement, Emily savait ce que son estimée Elizabeth Barrett avait éprouvé en rencontrant son Robert. À cet instant, Emily comprit que durant toutes ces années, elle avait secrètement jalousé la « Portugaise ».
Maintenant elle pouvait laisser s’envoler des émotions aussi juvéniles.
Tandis qu’elle s’étirait voluptueusement dans la tente vide, ses longues tresses châtaines dénouées dans un désordre rare, Emily bénit Walt de lui avoir apporté tout cela. Elle jura d’en faire autant pour lui. Quels que fussent ses désirs ou ses besoins, où qu’il errât, quoi qu’il fît, elle serait près de lui, pour le soutenir et l’inspirer.
Grande je serai, ou Petite – ou de n’importe quelle taille – tant que j’aurai la taille qui Te convient !
Soudain, Emily fut prise de l’envie irrésistible de voir son bien-aimé. Elle sortit de la tente en toute hâte.
Les autres étaient assis autour de la lampe éteinte et partageaient un léger petit déjeuner.
Walt fainéantait dans l’herbe, un bras reposant sur un tapis de couchage, les jambes étendues. Il regardait fixement un unique brin d’herbe arraché qu’il tenait entre le pouce et l’index.
— Ah, Miss Dickinson, l’interpella Crookes, nous pensions que vous aviez pénétré subrepticement dans l’éther, tant vous dormiez profondément ! Mais vous vous êtes réveillée juste à temps, car nous étions sur le point de lever le camp. Walt, vous pourriez peut-être dire à Miss Dickinson ce que vous avez appris.
Walt leva les yeux vers elle. Son visage ne trahissait rien de ce qui s’était passé entre eux hier soir, n’arborant que cet air bienveillant et enjoué qu’il accordait impartialement à tous, mais un peu tempéré par les tensions de leur situation.
Quel amant plein d’égards, pensa Emily. Il cherche à cacher notre relation et m’épargne toute gêne possible. Il faudra que je lui dise, en privé, que ce n’est pas nécessaire. Je pourrais crier mon amour sur les toits d’Amherst...
Walt se débarrassa de l’herbe.
— J’ai parlé avec Allen. Durant la «nuit », il m’en a appris plus long sur ce qu’il devait faire. Il doit trouver six de ses compagnons qui l’accompagneront jusqu’à la mer. Lui et les autres ne pourront qu’ainsi accomplir leur destinée et se rendre sur le prochain niveau d’existence.
— Cela se tient très bien, dit Davis. Sept est le nombre mystique suprême. Sept planètes, sept jours, sept métaux et sept couleurs... Les propriétés du nombre sept sont puissantes sur terre, aussi il doit en être de même dans le Pays de l’Éternel Été.
— Alors, extrapola Crookes, notre propre force expéditionnaire était incomplète et déséquilibrée jusqu’à ce que Miss Dickinson se joigne à nous, d’une manière fortuite et tardive.
Madame Sélavy se hâta d’avaler un uf macéré dans du vinaigre afin de pouvoir s’indigner.
— Moi, j’aurais préféré être un peu[69] chamboulée que d’avoir avec nous un intellect aussi peu sympathique.
Même madame Sélavy ne pouvait troubler Emily, ce matin-là. Elle accorda un gracieux sourire à la voyante et s’adressa à Crookes.
— On m’aurait offert le monde en échange que je l’aurais refusé pour participer à cette excursion, professeur.
Austin prit la parole d’un air lugubre.
— Si Allen et ses compatriotes ne peuvent pas nous aider à rentrer à la maison, il se peut que nous ayons justement effectué ce troc.
Sur cette note pressante, les exilés rassemblèrent leur matériel et se mirent en route sans plus tarder, Allen, surnaturellement obsédé et silencieux, en tête, Walt en second.
Emily ne savait trop comment Crookes avait fini par s’emparer des rênes de sa monture tandis qu’Austin menait un chapelet d’autruches de bât. Se retrouvant un peu à l’écart des autres, le professeur engagea la conversation avec elle.
— Il me semble que, si nous pouvons accorder une justification aux expériences de cette première journée, nous devrions assister toutes les vingt-quatre heures à la renaissance d’une nouvelle âme sortie de l’herbe. En faisant le calcul, cela devrait nous prendre à peu près une semaine pour rassembler la compagnie dont Allen a besoin. Je crois que nos provisions dureront jusque-là, si nous faisons un peu attention. Mais au-delà, il nous reste peu d’espoir.
Emily apprécia que Crookes lui parle avec autant de franchise et d’intelligence. C’était vraiment un homme bien. Quoique, pas aussi merveilleux que Walt, bien sûr. Elle essaya de répondre de la même façon.
— Ce qui m’étonne, professeur, c’est que nous ne tombions pas, littéralement, à chaque pas, sur une âme-enfant ou d’un autre type.
— Que voulez-vous dire ?
— Réfléchissez. Combien de millions et de millions de morts y a-t-il eu dans le passé, et combien de millions de plus dans le futur ? Si le Pays de l’Éternel Été en reçoit régulièrement une partie – bien que je ne puisse m’imaginer comment le temps se disjoint entre les représentations des mondes – alors le sol devrait exploser de revenants tous les quelques mètres. Des Romains et des Grecs, des Perses et des Mèdes, sans parler des habitants du futur comme Allen.
Crookes fut visiblement stupéfait de l’analyse d’Emily. Après un moment de cogitation, il répliqua :
— Je ne vois pas de faille dans votre raisonnement, Miss Dickinson, et seulement deux réponses possibles. Peut-être la plupart des morts de l’éternité ont-ils déjà terminé leur transition par le Pays de l’Éternel Été. Cela signifierait que nous sommes arrivés ici à un moment particulier, un moment unique dans l’histoire de la vie après la mort. Cependant, en tant que scientifique, j’ai tendance à considérer chaque situation comme typique jusqu’à ce qu’elle s’avère unique. Donc, je penche pour le second postulat.
— Qui est ?
— Que l’étendue du Pays de l’Éternel Été est pratiquement infinie. Les morts arrivent réellement d’instant en instant par myriades fourmillantes, mais éparpillés sur un milliard de milliards d’hectares.
— Alors nous n’avons rencontré Allen si tôt que par pur hasard ? Et notre projet de recourir à l’un de ses compagnons nécessaires est tout aussi incertain ?
— Il semble que oui. À moins, bien sûr...
— Que ?
— Nous supposons que les morts se manifestent d’une façon aléatoire, comme les pissenlits surgissent dans le jardin du Pater familias. Il y a une autre possibilité...
« Qu’un Principe Supérieur décide de l’endroit où ils doivent apparaître. Que notre rencontre avec Allen ait été prévue. Et que notre destin repose entre des Mains Inconnues.
Crookes prit un air dégoûté.
— Je déteste l’idée qu’un vieux Juif barbu aussi grand que le mont Blanc regarde perpétuellement par-dessus epaule et me pousse du coude ! Mais je suppose que na est possible.
— Seuls les événements nous prouveront laquelle de nos hypothèses est la bonne. Après tout, un arc-en-ciel convainc mieux que toute la philosophie.
Crookes rit.
— Miss Dickinson, vous êtes une femme exceptionnelle ! Permettez-moi de mettre mes connaissances à votre totale disposition, si jamais vous en aviez besoin.
— Merci, Mister Crookes, mais j’ai déjà un protecteur.
Crookes sourit d’un air espiègle.
— Ah, c’est donc cela. Eh bien, je vous souhaite bonne chance, à vous et à votre galant. Il se peut que vous en ayez besoin, tous les deux.
Avant qu’Emily ait pu déchiffrer complètement les sous-entendus de Crookes, un cri retentit.
— Renaissance en vue ! carillonna la voix claire de Walt.
Emily jeta un coup d’il lourd de sens à Crookes, qui haussa les épaules, comme pour singer la défaite. Ils se hâtèrent, avec les autres, vers l’endroit où se tenaient Walt et Allen.
L’herbe avait déjà terminé sa transformation lorsqu’ils arrivèrent. Concrétisée à partir de la chaîne et de la trame vibrantes de la chlorophyle, la silhouette d’une petite fille était étendue. Tandis qu’ils la regardaient, elle ouvrit les yeux.
— Ne la touchez pas, les avertit Crookes. Souvenez-vous du mauvais effet qu’a eu le contact physique sur Allen...
Emily se pencha vers l’enfant au doux visage.
— Comment t’appelles-tu, ma chérie ?
— Sill... Sill... Sylvia.
— Tout court ?
— Je ne me souviens que de ça.
Emily aurait voulu prendre la petite fille dans ses bras, mais elle se retint.
— Tout va bien, chérie. Regarde, un ami t’attend...
Allen s’avança et aida Sylvia à se relever.
— La mer, dit-elle dès qu’ils entrèrent en contact.
Sans prêter aucune attention aux humains, les deux bambins nus reprirent leur marche déterminée vers l’ouest.
— Est-ce possible qu’une chose soit à la fois séduisante et horrifiante ? demanda Crookes.
— Vous n’avez jamais vu, répliqua Walt, une prostituée, dans la cité des orgies, avec sa demeure charnelle, son corps d’amour ?
Austin blêmit et dit :
— Monsieur !
Madame Sélavy rit sottement. Davis essuya une petite tache, sur ses lunettes. Le jeune Sutton gloussa.
Crookes se tourna vers Emily, en haussant les sourcils, comme pour dire : Bonne chance avec ce galant insensé !
14
« Une oreille peut briser un cur humain aussi vite qu’une lance
»
Le Jour perpétuel s’écoulait lentement, mais n’arrivait nulle part. Emily entendait ses Axes fonctionner, comme s’ils ne parvenaient pas à se hisser, et détestaient bouger ainsi.
Pas de Saisons pour elle, il n’y avait ni Nuit ni Matin. C’était l’Été serti dans l’Été, des siècles faits de Juin.
Elle participait à un voyage infini sur Ether Street.
Emily avait vécu une éternité au Pays de l’Éternel Été. C’était un simple fait. Amherst. Lavina, Mère, le Pater familias, Carlo n’avaient jamais été... Son imagination les avait inventés. Tout ce qui avait jamais existé se réduisait au paysage immuable, à ses compagnons humains et à la petite troupe des enfants.
Ils étaient six maintenant : Allen, Sylvia, Hart, Delmore, Anne et Adrienne. Plantés dans le sol de la Terre par leurs aimés ignorants en pleurs, ils avaient creusé des tunnels, telles d’industrieuses larves, émergé de leurs chrysalides, de la terre meuble, au Pays de l’Éternel Été, portant les brillantes formes de la jeunesse, avec des esprits polis par le Léthé. Jamais fatigués, n’ayant besoin ni de manger ni de dormir. Les enfants auraient marché sans cesse vers leur Mer mystique, tout éloignée qu’elle fût, s’ils n’avaient pas été retenus par les humains. Cependant le lien formé entre Allen et Walt tenait toujours, et les enfants s’arrêtaient quand les humains faisaient halte.
À ces moments-là – qui étaient devenus irréguliers, car les voyageurs se détachaient peu à peu des rythmes terrestres –, les enfants formaient un cercle silencieux d’introspection. Emily se souvenait de la séance grotesque qui s’était tenue à Evergreens ; l’anneau des enfants ressemblait à cet imbroglio comme un Parlement ressemble aux réunions électorales des foules.
Qu’arriverait-il lorsque le septième enfant viendrait s’y ajouter, personne ne pouvait le prédire. Même Allen prétendait ne pas le savoir...
Emily ignorait ce qui poussait les autres à poursuivre cette folle quête en vue d’échapper à l’au-delà. Dans son cas, c’était uniquement son amour pour Walt, et un rêve de ce que pourrait être leur vie ensemble, de retour sur Terre.
Emily et son Amant du Paumanok n’avaient pas joui d’un autre rendez-vous d’amour depuis le premier. Emily n’était pas partie à la recherche de Walt pour une autre étreinte, et il n’était pas venu la trouver. C’était bien. Même sur les rives lointaines de la mort, il fallait observer les convenances. Emily était contente de savoir que leur impérissable amour brûlait toujours comme un volcan caché sous le vernis de leur cordialité.
Comme ils sont rouges les rochers du Feu, comme il est branlant le gazon. Si je me dévoilais, il peuplerait d’effroi ma solitude !
Elle plaignait les autres auxquels manquait un tel rempart, et tentait de partager avec eux sa force et sa joie.
Mais ce jour-là – peut-être le septième depuis leur arrivée, peut-être le sept centième –, un précieux petit espoir fut offert aux voyageurs las.
Quand le cri familier de Walt les tira de leur torpeur, ils ne se déplacèrent que mollement pour assister à la réincarnation, en dépit de sa signification culminante.
— Notre dernier enfant fastidieusement parfait, dit Crookes d’une voix traînante tandis qu’ils entouraient lultime bambin de la végétation. Est-ce que l’un de vous entend la Trompette du Jugement Dernier ?
Walt regardait bizarrement le petit garçon, avec une expression d’inquiétude qui ne lui était pas coutumière.
— Quelque chose m’alarme au moment où je me croyais le plus solide ! Comment se peut-il que ce sol lui-même ne se soulève pas d’écurement, plein comme il est de viande morte ! Où sont les liquides fétides dont il est bourré ? Si je trace un sillon avec ma charrue, je suis sûr d’exposer de la viande nauséabonde ! Chaque atome de cet engrais faisait autrefois partie d’un malade, de générations d’ivrognes et de gloutons !
Walt s’agenouilla et enterra ses doigts dans le sol.
— Le vent lui-même devrait être pestilentiel !
Emily se précipita vers lui, se laissa tomber à terre et le serra dans ses bras.
— Walt, je vous en prie ! Nous avons besoin de vous ! Ne succombez pas au délire... par amour pour moi !
Peu à peu, ses sanglots s’apaisant, Walt se reprit. Il se leva et brossa son pantalon avec des mains engrumelées d’humus.
— Très bien. Je n’appartiens pas à une terre, ni à l’auxiliaire d’une terre. Je suis le camarade et le compagnon de gens tout aussi immortels et impénétrables que moi.
— C’est beaucoup mieux, applaudit Emily.
Pendant que Walt subissait ce moment de terrible doute des apparences, madame Sélavy s’était approchée du nouvel enfant en opérant un détour. Maintenant, agenouillée à côté de lui, elle parlait avec une douceur fausse et mielleuse.
— Dis-nous ton nom, petit bébé[70].
— Je m’appelle Ezra...
Madame Sélavy se mit à hurler.
— Ezra, espèce de démon, écoute ! Tu vas nous tirer de cet enfer de merde ou je te tue de nouveau !
La voyante prit l’enfant à la gorge et serra...
Et se figea, comme clouée par des forces galvaniques.
De la bouche d’Ezra sortit la voix de madame Sélavy, claire comme la cloche d’une église unitarienne.
— Mon nom est Maude Frickette. Je suis la fille d’une poissonnière non mariée de Fulton Market, New York. A l’âge de sept ans, je perdis ma mère et dus vivre dans la rue, en me réfugiant la nuit sur une péniche de l’East River. À dix ans, je fus violée par les marins. À treize, je devins prostituée. À quinze, j’avais ajouté à mes talents le vol à la tire et devins entraîneuse dans un Gin Palace. Je mis assez d’argent de côté pour ouvrir mon propre bordel à l’âge de vingt ans. Quand la police le ferma, je changeai de carrière. Je m’établis médium à Albany. C’est là où Andy me découvrit. Il croit se servir de moi, mais c’est le contraire. Personne ne se sert de la vieille Maude ! Personne n’est assez intelligent pour cela. Tous les hommes sont des proies, tous, juste faits pour être plumés...
Avec un immense effort, madame Sélavy réussit à détacher les mains du cou de l’enfant, brisant ainsi le flot de son discours secret. Une ou deux secondes, elle demeura agenouillée. Puis ses yeux se révulsèrent et elle s’effondra, en pâmoison.
Davis se précipita pour secourir la voyante affligée, les autres l’imitèrent peu après. Pendant ce temps, les enfants s’occupaient calmement d’Ezra, qui elle aussi avait perdu conscience.
Lorsque le corps immobile de madame Sélavy eut été allongé confortablement parmi les autruches mises à l’attache, Crookes exprima leur conception commune de ce phénomène.
— Un mode de transfert de la pensée...
Walt exprima cela plus poétiquement.
— Un enfant parut, et au premier objet sur lequel ses yeux se posèrent, il devint...
Davis objecta :
— Vous ne croyez sûrement pas la biographie absurde que l’enfant a déblatérée à propos de madame Sélavy ? C’était nettement un cas d’émission psychique dévoyée provenant d’une âme errante, se manifestant par les esprits réunis de Rrose et d’Ezra...
Austin mit en pièces cette défense.
— À d’autres, Davis. Même si vous restez aveugle aux supercheries de cette femme, vous ne pouvez pas vous attendre que nous fassions de même. Maude – comme nous devons l’appeler maintenant – et vous, vous êtes trompés du tout au tout au sujet de cet endroit. Et n’oubliez pas la fois où je vous ai trouvés en train de fabriquer votre « idéoplasme » dans ma cuisine ! Mon Dieu, quel fou j’ai été d’accepter vos minables excuses ! Mon chagrin avait dû me rendre fou et aveugle !
Davis craqua.
— C’est vrai ! Dieu me vienne en aide, c’est vrai. L’idéoplasme n’est que du coton brut, trempé dans différents sels et minéraux qui le rendent luminescent. Mais nous n’avons jamais eu vraiment l’intention de vous duper. Maude a un réel talent, quelle qu’en soit l’origine. Nous voulions juste aider les gens à faire leur deuil. Nous ne prenions qu’assez d’argent pour survivre avec un minimum de confort...
Crookes se prit le menton d’un air pensif.
— Il faut tenter de quantifier votre recette idéoplastique, Mister Davis. Cela mettrait toute notre expédition transdimensionnelle sur un pied plus scientifique...
— Toutes intéressantes que soient ces confessions, réussit à placer Walt, et bonnes en ce qu’elles soulagent la conscience, elles ont peu de rapport avec notre triste situation. Il semble qu’il n’y aura rien de nouveau tant que la petite Ezra ne se réveillera pas. Puis-je suggérer que nous profitions de ce délai pour nous reposer ? L’un de nous devra surveiller les enfants...
— Je me porte volontaire, déclara Davis.
— Je vais veiller avec vous, dit Austin. Je n’ai pas envie d’être encore trompé ou dupé.
— Mister Dickinson, je vous assure que...
— Je vous en prie, épargnez-moi ces serments. Commençons notre veille.
Tous deux allèrent s’installer à quelques mètres des enfants qui attendaient patiemment, rassemblés autour de leur compagne étendue. Rapidement, les autres humains dressèrent les trois tentes.
— Je vais garder un il attentif sur Maude, dit Crookes, lorsqu’on eut, sur son ordre, couché la femme toujours inconsciente dans sa propre tente. J’ai quelques petites connaissances médicales et je devrais pouvoir lui dispenser des soins. Je suis certain que Miss Dickinson appréciera de ne pas avoir à partager ses quartiers avec cette patiente.
Ils allèrent se coucher conformément à ces nouvelles dispositions.
Emily était agitée. Malgré ses efforts, elle n’arrivait pas à s’endormir. Qu’arriverait-il quand Ezra se réveillerait ? Pourquoi la comédie montée par Davis et Maude s’était-elle transformée en une sinistre réalité ? L’un d’eux reverrait-il jamais la terre, ou mourraient-ils tous ici, en sombrant d’abord dans la folie ?
Ces pensées et bien d’autres la tourmentaient tant qu’Emily résolut de chercher auprès de Walt conseils et réconfort.
Elle se leva de sa paillasse et sortit de la tente.
Arrivée à l’entrée de celle que partageaient Walt et Sutton, Emily hésita.
Une voix rauque chuchotante en sortait.
— Oh, camerado intime ! Oh, toi et moi enfin, et nous seulement. Lorsque mes bras t’enveloppent, je suis satisfait. Quoi ? Est-ce donc cela un attouchement ? J’en éprouve un frisson qui me confère une identité nouvelle. Flammes et éther se précipitent vers mes veines ! Une pointe perfide de moi-même s’allonge et se gonfle pour leur venir en aide. Déboutonnant mes vêtements, passant le bras autour de ma taille nue, se conduisant avec impudeur envers moi, n’acceptant aucun refus, écartant sans pudeur mes sens ! Un lait sucré s’écoule goutte à goutte de la mamelle de mon cur ! Écarte la chemise de ma poitrine ! Installe ta tête en travers de mes hanches et, doucement, retourne-toi vers moi !
Henry Sutton rit et répliqua :
— Qu’est-ce que vous parlez drôlement, mon vieux ! Mais je vous aime quand même.
Puis toutes paroles cessèrent.
Emily recula en trébuchant, un bras levé devant son visage.
Non, c’était impossible... elle devait se tromper.
De la tente lui parvenaient les cris de plaisir indubitables dont Emily se souvenait en évoquant la nuit où elle s’était livrée à Walt.
Une image singulièrement troublante, datant de ses années d’études, refit surface : une ancienne sculpture grecque qui représentait deux lutteurs nus d’Olympie, aux membres nerveux, extatiques, entrelacés — Apprendre de la Douleur les Transports, comme les Aveugles apprennent le soleil ! C’est l’Angoisse Souveraine ! C’est le malheur insigne !
La vue obscurcie par les larmes, Emily s’enfuit vers son dernier refuge.
Soulevant le rabat de la tente du savant, elle allait déverser toute sa détresse sur Crookes lorsque ses sens enregistrèrent une scène de licence.
La prétendue voyante ne paraissait qu’en partie consciente, comme un dormeur combattant languissamment Morphée, ou une débauchée langoureuse. Son corsage et sa chemise étaient remontés jusqu’à la taille, exposant ses généreux attributs féminins... l’air tout à fait normaux, sans écoulement visible d’idéoplasme.
Ces appas, Crookes les caressait lentement, sans rencontrer aucune résistance.
— Imaginez... une simple prostituée. Non, vous ne me repousserez pas...
Un océan de bile étrangla Emily. Secouée de haut-le-cur, elle se retira.
Elle aurait voulu crier, mais c’était comme si l’on avait tendu une membrane invisible sur son visage, pour garder toute l’horreur à l’intérieur.
Était-ce elle qui avait l’esprit dérangé, ou les autres ?
À ce moment, le cri de son frère retentit.
— Vite ! L’enfant se réveille !
Emily s’avança en titubant comme une aveugle vers la voix d’Austin. S’il y avait eu ne serait-ce qu’un caillou sur son chemin, elle n’aurait pu y arriver. Mais l’herbe n’offrait aucun obstacle et elle rejoignit son frère pour tomber dans ses bras.
— Emily, qu’est-ce qui ne va pas... ?
Tout ce qu’elle put dire, ce fut ce « Pourquoi ? » blessé par l’amour qui brise les curs les plus immenses.
Avant qu’Austin ait pu poser d’autres questions, le trio fut rejoint par les quatre autres.
Crookes soutenait à moitié une Maude à l’esprit brumeux dont l’un des seins était encore découvert. Walt etSutton ne portaient que leurs maillots de corps boutonnés, qui heureusement pendaient sur leurs cuisses.
— Allen, cria Walt. Que se passe-t-il ?
Les enfants avaient formé un cercle, dans lequel l’air semblait miroiter, comme autour des tubes idéoplas-tiques du Thanatopsis.
— Maintenant que nous sommes au complet, nous allons à la mer, répliqua l’enfant.
— Emmenez-nous avec vous !
Il y eut un moment de silence, comme si les enfants communiquaient entre eux.
— D’accord. Entrez dans le cercle.
Lâchant les mains de ses voisins, Allen ouvrit une brèche.
Lentement, sachant qu’ils n’avaient pas le choix, les humains s’y engouffrèrent en traînant les pieds.
Emily pensa rester en arrière avec sa douleur, et laisser les autres partir, afin de pouvoir mourir seule. Mais à la dernière seconde, elle s’aperçut que ses pieds bougeaient en même temps que ceux des autres.
Le cercle se reforma.
L’air, autour des humains, parut frissonner et vibrer. Emily pensa : Il y a un matin invisible aux hommes où les enfants, sur la pelouse très reculée, fêtent leur Moi Séraphique. Et tout au long du jour, ils passent leur congé à des danses et des jeux, et des ébats que je ne peux nommer. Je n’ai jamais vu scène aussi merveilleuse. Jamais un tel cercle sur un tel gazon...
Puis survint un bourdonnement, ressenti seulement dans les os...
Humains et enfants étaient au bord de la mer.
Pourtant, il ne s’agissait pas d’une plage.
Une vaste langue d’eau léchait un talus d’herbe en pente douce.
Et l’océan lui-même était vert comme une pomme de printemps, et lisse comme un linceul de soie sur un cadavre.
Le passage instantané laissa Emily hébétée, et les autres aussi. Trop de choses étaient arrivées beaucoup trop vite. Ses membres devinrent mous comme de la gelée et elle se laissa tomber dans l’herbe.
Les enfants s’alignèrent face à l’océan.
Allen se retourna vers Walt. « Adieu, père. »
Les âmes réincarnées commencèrent à pénétrer dans la mer.
La pente devait être forte car, à un mètre seulement du rivage, ils eurent de l’eau jusqu’au menton.
Un pas de plus, et elle se referma sur leurs têtes.
Ils étaient partis.
Le dernier espoir d’échapper à cet endroit qu’avaient les humains venait de disparaître...
Emily sentit quelqu’un passer en la frôlant.
C’était Maude.
Comme une somnambule, attirée peut-être par le reliquat de sa relation intense avec Ezra, ou par simple désespoir, la voyante marchait vers la mer.
Avant que personne ait pu l’arrêter, elle était entrée dans l’eau.
Deux pas seulement, et voilà que celle-ci lui montait jusqu’à la taille, soulevant sa robe autour d’elle comme le manteau d’une méduse.
Davis se précipita pour sauver sa partenaire, mais fut stoppé dans son élan par Crookes, qui le retint d’un air décidé.
— Non, il ne faut pas ! Ne voyez-vous pas ce qui se passe, mon vieux ? Elle ne sombre pas... elle se dissout !
C’était vrai. Arrêté là où les plus petits des enfants avaient disparu, Maude n’était pas submergée comme eux. Elle avait cessé de bouger, pourtant l’eau continuait à monter autour d’elle. Inexorablement, l’élément l’avalait, sous les yeux des spectateurs horrifiés. Sans montrer aucun signe de douleur, mais plutôt une félicité transcendantale, la femme fondit dans l’étreinte de l’océan jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ses vêtements vides flottant sur la mer placide.
Davis hurla : « Maude », puis s’écroula.
Emily était maintenant hors de portée de tout choc. Trahi, aveuglé, dépossédé, son esprit fonctionnait dans une espèce de zone froide à l’air raréfié, tel un petit oiseau emporté par un ouragan dans les plus hautes couches de l’atmosphère découvrant qu’il peut encore respirer et voler.
Emily pouffa de rire, tout bas ; l’hystérie bouillonnait sous ce gloussement.
Je partis tôt – Avec mes Amis
Rendre visite à la Mer
Du Sous-sol les Sirènes
Montèrent pour me voir
Mais nul Homme ne Me héla – le Flot
Dépassa ma Chaussure
Puis mon Tablier – puis ma Ceinture
Puis mon Corsage – aussi
Il menaçait de m’avaler toute
Aussi totalement que la Rosée
Coïncidant avec l’intrusion de Maude dans la mer vorace, un grondement profond leur parvint de la plaine, derrière eux, comme pour y répondre.
Austin aida Emily à se relever, et Crookes fit de même pour Davis. Ensemble, les six explorateurs gravirent le talus pour regagner la plaine graminifère.
Maintenant, une verte Montagne rompait le plateau, non loin de là. Sa grandeur occulta un instant le fait qu’elle possédait un profil humain familier.
Puis la Montagne se dégagea jusqu’à la taille.
Seul Walt osa parler.
— On dirait que nous avons réveillé quelqu’un...
Durant un moment, la Montagne resta immobile sur la Plaine, dans son énorme Fauteuil, son observation omnicuple, son enquête en tout lieu...
Enfin, elle aperçut les humains.
La Montagne se leva et se mit en marche.
En un rien de temps, elle domina l’expédition, jetant sur elle une ombre froide.
La Montagne était hermaphrodite, observa Emily.
Divisée par le milieu, sa partie gauche était Emily nue, la droite, Walt nu.
Barbe et seins, fente génitale... Alors était-ce leur âme splendide incarnée, conjointe pour l’éternité ? Ou était-ce plutôt un déguisement adéquat pour quelque chose qui dépassait leur compréhension ?
Emily sentait une curieuse sagesse émaner du géant. Il semblait deviner intuitivement la raison de leur présence, saisir leur vie tout entière du début à la fin invisible, tout comme un être humain peut appréhender la totalité de la courte existence dun éphémère.
Et la Montagne rayonnait de pitié.
Puis le géant tendit vers eux une main aussi immense et aussi verte que le Pré communal d’Amherst...
Un rugissement, semblable à celui de la mer, emplit les oreilles d’Emily. Quelque chose était collé sur son visage. Où était-elle ? Qu’était-il arrivé ?
Elle gratta ce qui l’empêchait de respirer, réussit à l’arracher avec ses ongles.
C’était un masque à gaz.
Emily se remit faiblement sur ses pieds.
Elle était à bord du Thanatopsis, qui reposait toujours sur son berceau au milieu de la prairie communale herbue, la proue encore dégoulinante de Champagne. Au-dessus de sa tête s’étendait le ciel bleu bienvenu, avec un soleil à sa hauteur normale pour l’heure de midi. Les bâtiments familiers de la ville les entouraient, rassurants. De la cale émergeaient les cris étouffés des autruches.
Le bruit le plus fort, c’était celui de la foule venue les regarder partir. Maintenant, les interpellations tournaient à l’aigre.
— Que le spectacle commence !
— Le départ, c’est pour quand ?
— Je les ai vus comme qui dirait trembloter, et puis ils sont revenus !
— Hissez les voiles, espèces d’empotés !
— Où est le coup de vent spectral ?
— Montrez-nous des squelettes !
— Le ciel ou la mort !
Les compagnons d’Emily avaient maintenant quitté leurs couchettes. Tous paraissaient aussi hébétés et abasourdis qu’elle.
— Des morts, j’ai rêvé, dit Walt. La traversée fut étrange... Pourtant, en cet instant même, elle s’efface, s’efface, s’efface...
— Moi aussi, je me souviens à demi d’une aventure presque au-delà des mots, dit Crookes. Était-ce l’éther seul ou bien...
— Est-ce que j’ai tenu mes bébés dans mes bras ? demanda Austin. Dites-le-moi, je vous en prie ! Je ne crois pas pouvoir retourner auprès de Sue sans le savoir...
— Où est madame Sélavy ? demanda Davis d’un ton pressant.
Emily remarqua alors que le médium était absent.
Davis se précipita vers le bastingage et s’adressa à la foule.
— Est-ce que quelqu’un a vu une femme quitter le navire ? Parlez, pour l’amour de Dieu !
— Pas moi.
— El’a dû sauter du bateau si el’y est plus.
— Je crois l’avoir vue passer par-dessus bord.
— Maintenant que vous en parlez...
— Ouais, je l’ai vue remonter ses jupes et partir en courant.
— Elle n’a pas supporté l’échec...
Davis pivota sur ses talons en se frictionnant le front d’un air las.
— Ce n’est pas possible que Rrose se soit enfuie. Mais l’autre hypothèse... Je ne la conçois pas bien, mais c’est quelque chose de trop horrible pour que je l’envisage. Peut-être que je vais la retrouver à Evergreens...
Austin déclara sèchement :
— Je crains bien que vous n’y soyez plus le bienvenu, Mister Davis, et madame Sélavy non plus. Toute cette histoire n’est qu’un fiasco coûteux et embarrassant. Si vous voulez bien faire vos bagages, je serai heureux de payer votre billet de retour à Poughkeepsie.
— Moi aussi, je vais m’en aller, dit Crookes. Cette escapade stérile hors des chemins de la science n’a duré que trop longtemps. Mon laboratoire m’appelle.
— Henry et moi, nous partons également. Les rues de Mannhatta que foulent un million de pieds me font signe.
Le grand gaillard de poète passa le bras autour des épaules de son jeune compagnon qui sourit avec une amabilité de petite brute, comme s’il venait simplement de faire le tour du pâté de maisons. Puis Walt se tourna vers Emily.
— Envisagez-vous de nous accompagner à New York, Miss Dickinson ? Bien que je ne puisse pas vous garantir une entrée[71] facile dans la société littéraire, vous trouveriez peut-être sympathiques les écrivains qui fréquentent le Pfaffs Saloon. Et, avec un peu de chance, cela pourrait très bien mener à la publication de votre poésie...
C’était l’invitation qu’elle avait espérée pendant de longues années, proférée par l’homme qui lui avait montré le plus de respect et d’admiration.
Alors, pourquoi une vague de répugnance l’engloutissait-elle ?
Quelque chose qu’elle avait appris, quelque chose à propos de Walt et du jeune Sutton...
Non, c’était parti. La cause était invisible, mais le sentiment tranchant de dégoût persistait.
Emily répondit d’une voix froide.
— Je crains que ma sensibilité ne me permette pas de pénétrer aisément dans les cercles que vous fréquentez, Mister Whitman.
Walt sourit tristement.
— C’est comme vous voulez, ma femme[72].
Elle faillit revenir sur sa décision. Mais son âme de La Nouvelle-Orléans, bardée de roc, ne pouvait pas rompre ses courroies de fer.
Les hommes abaissèrent la passerelle et les voyageurs descendirent. À mi-chemin, Emily aperçut Vinnie qui l’attendait, et lui fit signe.
Lorsque le pied d’Emily toucha l’herbe, une vision la submergea soudain, complète, vaste et détaillée.
Elle vit ses jours futurs dans leur totalité. Les années passant sans autre compagnie mâle que le Pater familias et Austin. Elle se vit gardant de plus en plus la chambre. S’occupant du jardin, soignant ses parents lorsque leur santé commencerait à décliner. Écrivant des lettres, rédigeant des poèmes. Vinnie à ses côtés, de plus en plus amère et compliquée. Pour finir, elle vit sa propre mort, son cadavre que Ion emportait par la porte de derrière, par les champs...
Et la renaissance dont elle avait rêvé ?
L’image d’une mer verte surgit de quelque part. Elle était curieusement réconfortante.
Elles seraient tristes et solitaires, ces années, s’étendant longues et froides, pourtant ne manquant pas d’une certaine gloire glacée...
Ce voyage, bien qu’avorté, avait constitué un tournant dans sa vie. Maintenant, plus de retour possible.
Et si elle avait vraiment éconduit Walt et ses tentatives de séduction quand, pour la première fois, il avait chanté la sérénade sous sa fenêtre ? Si elle l’avait tout à fait repoussé, au lieu de lui courir après ? Aurait-elle supporté plus facilement l’avenir qui l’attendait ?
Non. Elle n’aurait rien pu faire d’autre.
Mais le coût de ce savoir – savoir qui elle était – lui semblait plutôt élevé...
Chaque moment d’extase
Se paie d’une angoisse
Vive et frémissante
Tout à proportion.
Chaque heure adorée
D’années faméliques
De liards amers et disputés,
De Coffres remplis de Larmes !
[1] Six ouvriers agricoles condamnés en mars 1834 à sept ans de colonie pénitentiaire en Australie, pour avoir organisé un syndicat dans le village de Tolpuddle (Dorsetshire). (N.d.T.)
[2] Surnom du Missouri. (N.d.T.)
[3] Andrew Jackson, héros de la guerre de 1812 contre les Indiens et les Français, qui était alors président des États-Unis depuis dix ans. (NAT.)
[4] En français dans le texte (N.d.T.)
[5] En français dans le texte. (N.d.T.)
[6] En français dans le texte. (N.d.T.)
[7] En français dans le texte. (N.d.T.)
[8] En français dans le texte. (N.d.T.)
[9] En français dans le texte. (N.d.T.)
[10] Style d’architecture et de mobilier caractéristique de la culture bourgeoise des années 1815-1848 en Allemagne et en Autriche. (N.d.T.)
[11] Auteur de Memoirs of a Woman of Pleasure, plus connu sous le nom de Fanny Hill. (N.d.T.)
[12] En français dans le texte.(N.d.T.)
[13] M’fuli, en hottentot. Dès la puberté, les fillettes étaient tenues, pour des raisons esthétiques, érotiques et mythiques, d’allonger, à l’aide de poids, les petites lèvres de leur sexe, et parfois le clitoris. (N.d.T.)
[14] En français dans le texte. (N.d.T.)
[15] Célèbre collection de manuels de lecture rédigés par le pédagogue William Holmes McGuffey (1800-1873). (N.d.T)
[16] En français dans le texte (N.d.T.)
[17] En français dans le texte (N.d.T.)
[19] On a prétendu que Poe avait l'intention d'écrire une histoire de terre creuse dans le Manuscrit trouvé dans une bouteille et Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, mais rien dans ces textes ne vient le confirmer. (N.d.T.)
[20] En français dans le texte (N.d.T.)
[21] En français dans le texte. (N.d.T.)
[22] Nom donné vers 1830 au réseau secret de cachettes et de routes institué pour aider les esclaves en fuite à gagner le Canada. (N.d.T.)
[23] L'armée ayant tiré, en 1919, sur des grévistes de Manchester soutenus par les Radicaux, ceux-ci projetèrent d'assassiner tous les membres du Cabinet. Dénoncés par un policier qui les avait infiltrés, ils furent exécutés sommairement dans leur local de Cato Street en février 1820. (N.d.T.)
[24] Les Creek, vaincus en 1812 par le général Andrew Jackson. (N.d.T.)
[25] L'Amérique achetait en Afrique des esclaves qu'elle payait avec le rhum fabriqué en Nouvelle-Angleterre, puis elle les échangeait aux Antilles et aux Bahamas contre du sucre ou de la mélasse qui servait à fabriquer le rhum. (N.d.T.)
[26] Robert Chambers, fondateur de la maison d’édition du même nom et éditeur de la Chambers s’Encyclopaedia, publia anonymement en 1844 cet ouvrage dans lequel il exposait sa théorie de l'évolution biologique. (N.d.T.)
[27] En français dans le texte. (N.d.T.)
[28] Cité de glace, capitale inviolée du Monde des Rêves, de la nouŹvelle de Lovecraft «The Dream-Quest of Unknown Kadath», parue dans le recueil posthume Arkham Sampler. (N.d.T.)
[29] L'emploi de Louie au lieu de Louis marque la familiarité et l'affection. (N.d.T.)
[30] En français dans le texte. (N.d.T)
[31] En français dans le texte. (N.d.T)
[32] Affidavit, dont bien sûr Clay ne sait pas plus le sens que l'orthographe. (N.d.T.)
[33] En français dans le texte (N.d.T.)
[34] Mark Twain : deux brasses. Si Samuel Langhorne Clemens prit ce pseudonyme-là, c'est qu'il fut pilote sur le Mississippi durant plusieurs années. (N.d.T.)
[35] Durant la rébellion irlandaise de 1798, la garnison de Kilkenny s'amusait à organiser des combats de chats attachés l'un à l'autre par la queue. Quand un officier arrivait, ils coupaient les queues et les animaux se sauvaient. Pour expliquer ces appendices sanglants, les soldats racontaient que les chats s'étaient entre-dévorés. (N.d.T.)
[36] En français dans le texte (N.d.T.)
[37] Jack Tar : marin. Il faut remonter au mot tarpaulin (bâche goudronnée) souvent abrégé en tar, pour comprendre l'origine de cette expression. (N.d.T.)
[38] En français dans le texte (N.d.T.)
[39] Le premier Nautilus n'est pas celui de Jules Verne, mais un sous-marin financé par Napoléon et construit en 1800 par l'ingénieur améŹricain Robert Fulton. (N.d.T.)
[40] En français dans le texte (N.d.T.)
[41] Divinité agraire assyro-babylonienne dont Samson, dans la Bible, détruisit le temple philistin, et qui fut transformée par Lovecraft en monstre marin reptilien dans la nouvelle du même nom (Dagon, J'ai lu SF, n° 459). (N.d.T.)
[42] Les vers de Feuilles d'herbe sont empruntés à la traduction de Roger Asselineau, Aubier, 1989. (N.d.T)
[43] En français dans le texte (N.d.T.)
[44] John Greenleaf (1807-1892), poète américain issu d'une famille de fermiers Quakers, ardent abolitionniste, critique littéraire à l’Atlantic Monthly. (N.d.T.)
[45] Une grande partie des citations d'Emily Dickinson ont été empruntées aux traductions de Guy Jean Forgue (Aubier), Claire Malroux (Belin) et O. des Fontenelles (Cazimi). (N.d.T.)
[46] Ce médium anglais serait, en 1868, passé par lévitation d'une pièce du troisième étage à une autre, comme en témoignèrent deux lords et un capitaine qui n'étaient ni dans celle dont il partit ni dans celle où il arriva. Ils n'avaient fait que le voir passer, à l'extérieur, par la fenêtre d'une troisième pièce où ils se tenaient. (N.d.T.)
[47] En français dans le texte (N.d.T.)
[48] Marchel Duchamp signa de ce pseudonyme, Rrose Sélavy, son ready-made, Belle Haleine, Eau de Voilette, où il figure coiffé et maquillé en femme (reproduit en couverture du New York Dada d'avril 1921). Le portrait que Man Ray fit de lui cette même année s'intitule aussi Rrose Sélavy. (N.d.T.)
[49] Cette expression en français revient comme un leitmotiv dans Feuilles d'herbe. (N.d.T.)
[50] Nom que portait Long Island lorsque la tribu indienne des Delaware y résidait. (N.d.T.)
[51] Symbole de la liberté américaine, cette grosse cloche installée depuis 1753 à la Chambre d'État de Philadelphie fut fêlée trois fois. Elle porte gravées ces paroles du Lévitique (25,10) : « Proclamez l'af-franchissement de tous les habitants du pays. » (N.d.T.)
[52] En français dans le texte (N.d.T.)
[53] En français dans le texte (N.d.T.)
[54] En français dans le texte (N.d.T.)
[55] En français dans le texte (N.d.T.)
[56] Membres d'un mouvement anticatholique et anti-immigrants qui chercha de 1852 à 1856 à écarter des fonctions publiques ceux qui n'étaient pas nés en Amérique. Leur surnom vient de la réponse qu'ils faisaient à toute question portant sur leurs activités et leur proŹgramme : «Je ne sais rien. » (N.d.T.)
[57] Un meurtre en chambre close jamais élucidé, celui d'un infâme salaud, le dentiste Harvey Burdell (1857), dont la mort fut joyeusement fêtée par ses voisins et ennemis. (N.d.T.)
[58] En français dans le texte (N.d.T.)
[59] En français dans le texte (N.d.T.)
[60] En français dans le texte (N.d.T.)
[61] Militant abolitionniste qui tentait de libérer les esclaves noirs et fut exécuté en Virginie (1859); il inspira le célèbre chant des NorŹdistes durant la Guerre civile : « John Brown s’Body. » (N.d.T.)
[62] En français dans le texte (N.d.T.)
[63] En français dans le texte (N.d.T.)
[64] En français dans le texte (N.d.T.)
[65] En français dans le texte (N.d.T.)
[66] En français dans le texte (N.d.T.)
[67] En français dans le texte (N.d.T.)
[68] En français dans le texte (N.d.T.)
[69] En français dans le texte (N.d.T.)
[70] En français dans le texte (N.d.T.)
[71] En français dans le texte (N.d.T.)
[72] En français dans le texte (N.d.T.)